Macron, les valeurs et l'Afrique

Publié le par Bernard LUSSET

Le média "Le Grand Continent" vient de mettre en ligne un long entretien avec Emmanuel Macron. On trouvera en fin de chronique le lien pour lire (ou visionner) en intégralité cet échange qui, franchement, mérite pleinement sa lecture. Le Président français y livre dans le détail sa vision de notre société, du monde, et de la place de la France et de l'Europe dans cet univers.

On est loin des petites phrases, des anathèmes et des raccourcis chocs ; ça fait du bien, quoi qu'on pense du fond. J'ai été personnellement heureux de constater qu'au milieu des mille défis du quotidien auxquels il est confronté, le Président de la République porte une vision lucide et engagée sur notre monde.

Je reproduis ci-dessous un extrait de cet entretien, consacré à l'Afrique et au débat en cours autour de la défense des valeurs françaises de laïcité. C'est, je crois, une lecture très utile pour mieux comprendre les réalités françaises et ne pas réduire le débat à des slogans. BL

(...) Le Grand Continent : Vous parliez des coopérations réussies, de beaucoup d’avancées : la Chine a ce grand projet des Nouvelles Routes de la soie, ce qu’en Europe on a du mal à identifier, un grand projet, un rêve d’avenir. Est-ce quelque chose tournée plutôt vers l’intérieur ? Vers plus d’intégration, plus de verdissement, ou au contraire, cela a-t-il vocation à s’étendre sur le monde ? Quel est le rêve, le grand projet européen ?

Emmanuel Macron : (...) Il y a pour moi un deuxième défi, qui est que l’Europe reprenne le flambeau de ses valeurs. Elles sont en train d’être abandonnées partout. Le combat qu’on mène contre le terrorisme et l’islamisme radical est un combat européen, c’est un combat de valeurs. C’est un combat pour nous et au fond je pense que le combat contemporain est un combat contre la barbarie et l’obscurantisme. C’est cela ce qui se passe.

Ce n’est pas du tout un choc de civilisation, je ne me reconnais pas du tout dans cette lecture des choses, parce que ce n’est pas une Europe chrétienne qui irait contre le monde musulman, fantasme dans lequel certains veulent nous entraîner. C’est une Europe qui a des racines judéo-chrétiennes, c’est un fait, mais qui a su construire deux choses : la coexistence des religions entre elles et la sécularisation du fait politique. Ce sont deux acquis de l’Europe. Parce que c’est ce qui a permis de reconnaître le primat de l’individu rationnel et libre et donc le respect entre les religions. Et ce qui est en train de se passer dans le débat que nous avons eu, largement contre la France, et on ne l’a pas je crois suffisamment mesuré, est un retour en arrière de l’histoire colossal.

Tout le débat qui a eu lieu a consisté, au fond, à demander à l’Europe de s’excuser des libertés qu’elle permet. Et en l’espèce à la France. Et le fait que ce débat ait si peu vécu en Europe, ou qu’il ait été structuré de manière si gênée, dit quelque chose de la crise morale qui est la nôtre. Mais je l’assume totalement. Nous sommes un pays de liberté où aucune religion n’est menacée, où aucune religion n’est malvenue. Je veux que tous les citoyens puissent exercer leur culte comme ils le veulent.

Mais nous sommes aussi un pays où les droits de la République doivent être parfaitement respectés, parce qu’on est d’abord citoyen, et qu’on a un projet commun et une représentation commune du monde : nous ne sommes pas multiculturalistes, nous n’additionnons pas les façons de représenter le monde côte-à-côte, mais nous essayons d’en construire une ensemble, quelles que soient après les convictions qu’on porte dans ce qui est l’intime et le spirituel.

Forts de cela, nous avons des droits : la liberté d’expression, de caricature, qui a fait tant couler d’encre. Il y a cinq ans, quand on a tué ceux qui faisaient des caricatures, le monde entier défilait à Paris et défendait ces droits. Là, nous avons eu un professeur égorgé, plusieurs personnes égorgées. Beaucoup de condoléances ont été pudiques et on a eu, de manière structurée, des dirigeants politiques et religieux d’une partie du monde musulman  – qui a toutefois intimidé l’autre, je suis obligé de le reconnaitre – disant : « il n’ont qu’à changer leur droit  ». Ceci me choque et en tant que dirigeant, je ne veux choquer personne, je suis pour le respect des cultures, des civilisations, mais je ne vais pas changer mon droit parce qu’il choque ailleurs.

Et c’est précisément parce que la haine est interdite dans nos valeurs européennes, que la dignité de la personne humaine prévaut sur le reste, que je peux vous choquer, parce que vous pouvez me choquer en retour, nous pouvons en débattre et nous disputer parce que nous n’en viendrons jamais aux mains puisque c’est interdit et que la dignité humaine est supérieure à tout. Et nous sommes en train d’accepter que des dirigeants, des chefs religieux, mettent un système d’équivalence entre ce qui choque et une représentation, et la mort d’un homme et le fait terroriste – ils l’ont fait –, et que nous soyons suffisamment intimidés pour ne pas oser condamner cela.

Ceci pour moi dit une chose. Le combat de notre génération en Europe, ce sera un combat pour nos libertés. Parce qu’elles sont en train de basculer. Et donc, ce ne sera pas la réinvention des Lumières, mais il va falloir défendre les Lumières face à l’obscurantisme. Cela est sûr. Et ne nous laissons pas enfermer dans le camp de ceux qui ne respecteraient pas les différences. C’est un faux procès et une manipulation de l’histoire.

Il n’y a de respect possible que si la dignité humaine se place au-dessus de tout, mais le respect ne doit pas se faire aux dépens de la liberté d’expression. Sinon, ce n’est pas du vrai respect, c’est l’abandon, au fond, de la discussion, de la conflictualité qu’il peut y avoir dans la discussion et le débat. C’est ce qu’ils veulent. Là, l’Europe a une responsabilité, donc pour moi le deuxième combat à mener, c’est ce combat pour nos valeurs. Ce mot paraît générique, mais c’est le combat pour les Lumières.

Et le troisième grand projet européen, c’est pour moi la conversion des regards avec l’Afrique et la réinvention de l’axe afro-européen. C’est le combat d’une génération mais je pense qu’il est fondamental pour nous. L’Europe ne réussira pas si l’Afrique ne réussit pas. Cela est sûr. On le voit quand on n’arrive pas à créer la sécurité, la paix, ou la prospérité à travers le fait migratoire. On le voit parce que l’Afrique est dans nos sociétés. Nous avons une part d’Afrique dans toutes nos sociétés, qui vit aussi en consonance. Et quand je dis Afrique, je parle de l’Afrique et du pourtour méditerranéen lato sensu.

Mais nous avons quelque chose à bâtir. Et quand je dis une conversion, c’est qu’on doit réussir à ce que l’Afrique voie l’Europe différemment et que nous-mêmes, nous la voyions différemment, c’est-à-dire comme une chance, une formidable opportunité de développement conjoint pour réussir ce projet pour nous-mêmes que j’évoquais. Je le dis parce que je ne crois pas que nous avancerons ou que nous réglerons nos problèmes en étant emprisonnés par notre histoire.

J’ai moi-même lancé des travaux mémoriels et politiques importants sur l’Algérie notamment, mais je vois dans notre histoire comme un retour du ressentiment et du refoulé où tous les sujets d’ailleurs viennent se mêler : la post-décolonisation, les sujets religieux, les sujets économiques et sociaux, qui créent une forme d’incommunicabilité entre Europe et Afrique.

Je pense qu’il faut dénouer ces fils mais qu’il faut surtout embrasser l’Afrique avec beaucoup plus de force dans la capacité qu’on lui donne à se développer elle-même, en l’aidant, et donner une fierté aux diasporas qui vivent dans nos pays et qui viennent d’Afrique pour en faire de formidables ferments de cette chance et pas des problèmes comme on les regarde trop souvent. C’est pour cela que je parle de conversion du regard, afin de réussir à montrer que cet universalisme qu’on porte n’est pas un universalisme de dominant, ce qui était celui de la colonisation, mais d’amis et de partenaires. Ce sont, pour moi, les trois grands combats à mener…

LGC : Sur ce dernier point, vous mentionnez une incommunicabilité avec l’Afrique. Est-ce qu’au sein de l’Europe, sur ce partenariat à bâtir avec l’Afrique, il n’y a pas une forme d’incommunicabilité entre les pays de l’Ouest et les pays de l’Est de l’Europe ?

EM : D’abord, je ne dis pas qu’il y a une incommunicabilité mais un cumul de difficultés et de problèmes, un entremêlement et des manipulations de la part de certains. Il y a une manipulation sur ce sujet. Elle est par ailleurs évidente de la part de certaines puissances hégémoniques qui ont un nouvel impérialisme en Afrique et qui utilisent ce ressentiment pour fragiliser l’Europe et la France.

Quand on prend l’Europe et la relation à l’Afrique, on a vingt-sept histoires avec l’Afrique. Je ne dirais pas que l’opposition est entre l’Est et l’Ouest. Prenez la France et l’Allemagne  : nous n’avons pas la même relation avec l’Afrique. D’abord parce que le langage est important et que l’Afrique est en grande partie francophone. Et nous avons une relation avec l’Afrique francophone qui est particulière.

J’ai voulu, moi, rebâtir une relation très forte avec l’Afrique anglophone et lusophone, ce que j’assume. J’ai été le premier Président français à aller au Ghana ou à aller au Kenya par exemple. Ou à me rendre à Lagos. Cela paraît fou, mais c’était comme ça  : la France n’avait une relation qu’avec une certaine Afrique.

L’Allemagne a une relation très différente, comme vous le savez, et c’est le fruit de l’histoire de la fin du XIXe siècle. Donc je pense qu’on a des relations plurielles dans notre histoire, qui ne doivent pas surdéterminer la manière de penser les choses aujourd’hui.

Je pense qu’il faut engager l’Europe de l’Est à plein dans cette politique. Et je pense que quand on le fait, cela marche très bien. Je constate que plusieurs pays d’Europe de l’Est ou du Nord sont avec nous pour aider à la sécurité de l’Afrique. Notre meilleur partenaire au Mali, c’est l’Estonie, oui l’Estonie, parce qu’ils ont été convaincus par ce concept d’autonomie stratégique — notamment parce qu’ils ont peur de la Russie, parce qu’ils y ont vu leur intérêt — et comme on leur a offert de s’associer avec nous ils sont en train de mieux connaître, de coopérer avec nous dans toutes les opérations que nous menons, y compris les plus spécifiques, qu’on appelle Takuba pour les forces spéciales. Donc on arrive à tous les engager.

Je crois donc qu’il n’y a pas de différence entre ces deux Europe.  Il y a des sensibilités différentes. Et, au fond, qu’est-ce qui pourrait compliquer aujourd’hui la relation de l’Europe avec l’Afrique ? C’est le fait migratoire, c’est cela. C’est qu’on ne regarde l’Afrique que par ce truchement. Je pense que c’est une erreur. Il faut le régler, sur certains sujets. On assiste aujourd’hui à un détournement massif du droit d’asile. C’est cela qui dérègle tout.

Des groupes de passeurs, qui sont souvent aussi des trafiquants d’armes et de drogues, et qui sont liés au terrorisme, ont organisé un trafic d’êtres humains. Ils proposent une vie meilleure en Europe et ils emploient des filières qui utilisent le droit d’asile. Quand vous avez des femmes et des hommes par centaines de milliers chaque année qui arrivent sur notre sol, qui viennent de pays qui sont en paix et avec lesquels nous entretenons des relations excellentes, à qui on donne des centaines de milliers de visas par an, ce n’est pas du droit d’asile. Ou plutôt, 90 % du temps, ce n’est pas du droit d’asile. Donc il y a un détournement. Il y a une tension sur ce sujet. Il faut la régler dans un dialogue avec l’Afrique, qu’on avait initié en 2017-2018. Sur lequel il faut repartir avec beaucoup d’engagement.

Mais il faut mettre ce sujet d’un côté de la table. Le vrai sujet avec l’Afrique c’est son développement économique, sa paix et sa sécurité. Aider l’Afrique à lutter contre le fléau du terrorisme et des groupes djihadistes au Sahel, dans la région du lac Tchad, maintenant dans l’Est de l’Afrique où il y a, du Soudan au Mozambique, des situations absolument intenables. Il faut ensuite l’aider au développement économique par l’agriculture, par l’entreprenariat, par l’éducation, en particulier des jeunes filles, et toute cette politique d’émancipation que l’on a commencé à mener. Mais qu’il faut pousser beaucoup plus loin. Voilà la clef pour moi.

Publié dans on en parle en Afrique

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