Après le 11 janvier
Que dit le formidable élan de ces 3 ou 4 millions de Français descendus ces derniers jours dans nos rues ? Qu'ont voulu dire avec force ces citoyens, opportunément rejoints de manière symbolique par un nombre incroyable de chefs d'Etat et de gouvernement et par la quasi-totalité des responsables politiques ?
Passée l'émotion du moment, passée la ferveur de l'unité nationale, il me semble que nous avons collectivement exprimé quatre préoccupations :
Liberté d'expression
Il n'y a pas 4 millions de lecteurs fans de Charlie hebdo : ça se saurait. En revanche, quoi que nous pensions de ces caricatures, non seulement nous sommes horrifiés qu'on puisse assassiner leurs auteurs mais nous savons que leur liberté d'expression, leurs outrances même, sont le gage de notre propre liberté de penser et d'expression. En cela, le meurtre des journalistes de Charlie Hebdo nous a fait prendre conscience que notre propre liberté était un bien devenu précieux et fragile.
Liberté de croyance
Les victimes de l'Hyper Casher sont mortes uniquement parce qu'elles étaient juives : ce constat est d'une brutalité sans pareil. Et leur mort fait écho non seulement au martyr des juifs depuis des siècles, mais aussi aux morts par milliers, souvent musulmans eux-mêmes, que le fanatisme islamique laisse derrière lui : ainsi Baga, ce bourg du nord-est nigerian réduit en cendres par Boko Aram la semaine dernière et ses 2000 victimes. Croyants ou pas, nous avons affirmé ces jours-ci que la France, République laïcque, respectait chacun dans ses convictions qui relèvent de l'engagement personnel privé.
Exigence de sécurité
En quelques heures, la France a revécu les heures sombres des années 80 où les attentats, déjà, s'étaient multipliés. Et nous réalisons que la tranquillité publique dont nous jouissons peut être mise à mal partout et qu'elle nécessite qu'un infini respect soit porté à celles et ceux qui, au quotidien, l'incarnent. Je pense à cette policière municipale de Montrouge froidement assassinée. Je pense à ce premier flic qui entre sous les feux du terroriste dans l'Hyper Casher : chacun d'eux a fait naître ce week-end un respect et un soutien collectifs dont nous ne nous sentions pas capables.
Fierté d'être nous-mêmes
Enfin, ces dernières heures, j'ai le sentiment que nous nous sommes un peu redécouverts et, ce faisant, que nous avons ré-appris à aimer ce que nous sommes. Nous avons redécouvert que notre diversité est une formidable chance, dès lors que l'aspiration collective s'exprime avec plus de force que les petits égoïsmes ou les petites peurs du quotidien. Au fond, le Gaulois râleur et bagarreur qui sommeille en nous a redécouvert la fraternité gauloise. C'est déjà ça...
Et maintenant ?
Aucune des difficultés d'hier n'a disparu et nous les retrouvons à l'identique sur la table de travail collectif. Les premières déclarations des responsables politiques aujourd'hui me laissent à penser que, pour l'essentiel, chacun mesure le joyau que constitue cet élan populaire : malheur à qui le fragilisera. Il reste qu'il faut transformer ce formidable appel collectif en actions concrêtes. Sur chacun des points évoqués, il nous faut trouver le chemin :
Liberté d'expression
Le "politiquement correct" a sans doute vécu, pour quelques temps au moins. Je m'en réjouis tant je déteste cette hypocrisie dans laquelle nous préférons nous battre pour des mots plutôt que changer les choses réelles. Mais cette liberté ne peut exonérer quiconque d'esprit de responsabilité : veillons bien dans les temps qui arrivent à rechercher en toutes choses ce qui nous rassemble plutôt que de "chercher la petite bête".
Liberté de croyance
Sans doute la cause de la laïcité a-t-elle fait, hélas, un grand pas ces derniers jours : au fond, dès lors que les convictions religieuses demeurent dans la sphère privée d'une part et que, d'autre part, elles n'attentent pas aux valeurs de la République qui les dépassent, elles sont les bienvenues et méritent même protection. D'où qu'elles viennent, quelles qu'elles soient et quel que soit le nom du Dieu dans lequel on croit. Ou pas.
Exigence de sécurité
Faut-il, comme on l'entend ces dernières heures, un "Patriot Act" à la française ? A voir les excès auxquels la règlementation américaine a conduit dans l'émotion du 11 septembre, il me semble préférable d'appliquer -mieux- la règlementation existante plutôt que de vouloir, encore une fois, ajouter une couche sans jamais alléger les précédentes : méfions-nous des raccourcis réducteurs qu'on va nous proposer mais sortons d'un angélisme qui ne sert que l'aveuglement et l'inaction. Ce chemin-là est étroit...
Fiers d'être nous-mêmes
Ne nous leurrons pas : si notre belle quasi-unanimité nous a tant émus et surpris, c'est parce que nous savons bien qu'elle est sinon une exception du moins une perle fragile... De la même manière que la présence de certains chefs d'Etat dimanche à Paris était étonnante... Mais si les questions de sécurité, de liberté de croyance et d'expression pouvaient se nourrir d'un vrai consensus républicain, ce serait déjà formidable.