Sommes-nous gouvernables ?
Au stade où nous en sommes arrivés du grand remue-méninges national, je suis frappé de constater que les Gilets jaunes n'auront finalement été que les initiateurs d'un mouvement qui déborde aujourd'hui non seulement les premières aspirations exprimées en novembre mais aussi ceux qui les ont portées. Au-delà des excès inacceptables des plus radicalisés des GJ, c'est tout le pays qui est entré dans une forme d'ébullition à laquelle aucun sujet de la vie publique ou presque n'échappe. Comment en sommes-nous arrivés là ? Sont-ce nos dirigeants qui seraient devenus incapables ? Nos institutions qui seraient inadaptées aux temps que nous vivons ? Ou bien sommes-nous devenus ingouvernables ? Je partage ici quelques éléments de réflexion à ce sujet, nourris de ma modeste pratique quotidienne de la gestion publique locale.
Je prie d'excuser la longueur de cette chronique : malgré de nombreuses relectures, je ne parviens pas à la réduire : Twittos, passez votre chemin !
***
Un mur. Le mouvement de contestation de ces derniers mois ressemble à un mur contre lequel se fracassent les formes traditionnelles de réponse publique. Pas vraiment la révolution à laquelle aspire Mélenchon mais je redoute que rien ne permette de répondre à la diversité des douleurs et des attentes qui s'expriment. A moins d'un coup de génie du Président de la République, l'issue la plus vraisemblable (et la plus insatisfaisante) de tout ça sera que la lassitude collective l'emportera, sans rien régler sur les frustrations. Un mur, donc.
Emmanuel Macron et son équipe sont-ils les seuls responsables de l'érection de ce mur ? Il faut admettre que les colères d'aujourd'hui relèvent d'une lente sédimentation de frustrations qui devrait inviter tous les gouvernants d'hier à plus de modestie. Mais l'équipe Macron y a incontestablement contribué, elle dont les membres ont la triple particularité d'appartenir à la France urbaine mondialisée qui réussit, de n'avoir jamais eu d'expérience politique de terrain et d'être emplis de certitudes.
C'est dans ce contexte qu'émergent sur les ronds-points d'abord et désormais sur les réseaux sociaux et dans les médias (jusqu'à plus soif) les revendications les plus variées et souvent les plus contradictoires. Partout, on en appelle à plus de solidarité, plus de justice sociale, fiscale et territoriale (donc plus d'Etat) sans jamais aborder la question, pourtant centrale, du financement autrement que par des incantations. Comme si la réduction du nombre des parlementaires ou les luttes contre les fraudes devaient permettre d'équilibrer les choses. Ce qui n'est et ne sera jamais le cas, en dépit des affirmations dont les réseaux sociaux regorgent.
Le "moi, maintenant" a tué le "nous, demain"
Le mal me semble profondément enfoui en nous : l'expression des attentes individuelles immédiates, aussi légitimes qu'elles puissent être souvent, fait disparaître toute perspective collective. Le "moi, maintenant" a tué le "nous, demain". L'exercice courageux et franc auquel le premier Ministre Edouard Philippe s'est livré sur LCI avec une dizaine de citoyens en a été un nouvel exemple particulièrement éclairant : comment imaginer, par exemple, que le premier Ministre aurait pu apporter la moindre répondre concrète à la délicieuse mamie de 88 ans qui perçoit une retraite indigne ?
Même sur les thèmes plus collectifs, chacun y va de son interpellation immédiate : y avait-il seulement une réponse possible aux exigences environnementales, souvent justes d'ailleurs, de ce jeune invité mêlant les sur-emballages, le développement de l'énergie éolienne, le stockage des déchets nucléaires et d'autres questions. "Répondez M. le Premier Ministre : vous avez 20 secondes ! Quoi ? Vous n'avez pas de solution ? Vous n'allez pas régler le problème ce soir ?" Ben non… Frustration.
Comment ne pas voir, ne pas comprendre que, si la politique doit savoir mieux répondre à ces attentes -c'est même sa mission première- rien ni personne ne transformera jamais un chef de gouvernement en magicien ; la résolution d'une question ici a des répercussions ailleurs que tout responsable politique a le devoir de prendre en compte, même si -et surtout si- l'opinion publique n'en prend pas la pleine mesure.
Je ne plaide pas ici pour l'immobilisme, loin de là : je fais partie de ceux qui râlent tous les jours ou presque contre des centres de décision trop éloignés du terrain. Mais la proximité physique et politique que j'appelle de mes vœux ne peut pas s'exercer au détriment d'une vision globale de long terme, qui est l'autre mission de la politique. Cette grande expression citoyenne, conçue comme une partie de la réponse à la crise, pourrait bien finalement exacerber des blocages insurmontables.
Pour essayer de compenser cette complexité, on en vient à sublimer des formules de co-décision, de participation populaire, de consultation démocratique nouvelle, comme si un changement de nos règles pouvait suffire à résoudre nos difficultés : je n'en crois rien. Le sujet d'ailleurs n'est pas si neuf : le grand constitutionnaliste français Georges Burdeau évoquait déjà -il y a 70 ans !- la distinction entre les "démocraties gouvernées" (représentatives) et les "démocraties gouvernantes" (participatives).
Même si je demeure réellement ouvert et attentif aux aspirations qui s'expriment sur ce plan, j'éprouve une profonde méfiance spontanée à l'égard de ces formes de participation citoyenne. J'en vois à Agen les grandes vertus, avec notre initiative municipale inédite des contrats de quartier passés avec des conseillers de quartier élus au suffrage universel. Mais quand j'entends, comme cette semaine dans une réunion publique, un de ces conseillers de quartiers élus demander à siéger au sein du Conseil municipal, je me dis que la confusion règne en maître…
Idem sur la création d'une sorte de cour des comptes citoyenne à l'échelle de la ville, idée qui a reçu un accueil très chaleureux dans notre consultation prospective AGEN 2030 analysée par l'IFOP. J'ai dit à mon Maire mon opposition résolue à une telle initiative et j'ai expliqué pourquoi. Notre municipalité n'a certes rien à cacher ni dans ce domaine ni dans les autres. Les contrôles sur nos finances sont légions et je ne m'en plains pas. Mais jusqu'où détricote-t-on la démocratie représentative ?
Jusqu'où pousse-t-on la défiance à l'égard des élus qui ne sont rien d'autre que des citoyens chargés, un temps, par les habitants de gérer la ville pour le compte des autres ? L'action publique doit sûrement être plus transparente, l'accès à l'information facilité, les évaluations plus systématiques et davantage partagées. Mais plonger nos institutions locales dans la confusion ? Je ne m'y résoudrai pas.
Ca vaut aussi pour le parlement : bien sûr qu'il y a une injustice criante à ce que certaines formations politiques majeures y soient aussi peu représentées, ce qui pousse vers une dose de proportionnelle dans la désignation des députés. Mais point trop n'en faut : où en serions-nous aujourd'hui si le gouvernement, fragilisé depuis trois mois, ne disposait pas d'une majorité solide à l'Assemblée ? On ajouterait la crise de régime à la crise sociale ? Et après ?
Et que dire de la légitimité et de la représentativité de ces députés qui seraient ainsi "élus" à la proportionnelle ? En réalité "placés" sur une liste avec la certitude d'être élus pour les premiers, choisis par les seuls états-majors des partis politiques si déconsidérés aujourd'hui. Le scrutin majoritaire actuel, en permettant à une majorité de gouvernement de se dégager, est un correctif peut-être injuste mais nécessaire aux divisions inévitables du corps électoral que le Grand Débat a remis en évidence de manière éclatante.
Je comprends bien que tout change dans notre vie quotidienne : il n'y a pas de raison objective pour que la vie publique échappe à ce qui modifie les modes de consommation, le monde du travail ou l'accès à l'information. Pour autant, Tocqueville -et Crozier bien après lui- ont souligné depuis longtemps le paradoxe d'un Etat français qui, derrière des apparences de toute puissance, s'englue dans les difficultés face à la coalition des intérêts particuliers. Rien n'a vraiment changé et tout ce qui pourrait, demain, fragiliser la démocratie gouvernée tournerait le dos aux solutions de long terme et, donc, aux attentes profondes du pays et de ses habitants.
Je le sais bien : en écrivant ces mots, je suis à l'opposé de l'esprit du temps que nous vivons. Dans beaucoup de pays, et pas seulement en France, le "moi, maintenant" et la défiance à l'égard des élus prédominent.
Pourtant, ce que je sais de la vie politique, ce que j'ai appris de l'étude de nos institutions et ce que je vis comme élu local, comme patron d'une petite affaire, comme père et comme citoyen du monde, tout ça me fait affirmer, plus que jamais, qu'une gestion des affaires publiques plus juste et adaptée au monde qui est le nôtre passe par un système où le peuple souverain délègue ses pouvoirs sur la base d'un programme d'action clair, exige la transparence de l'action publique durant le mandat et, s'il le souhaite, sanctionne ses représentants à la fin de leur mission, quitte à limiter plus strictement dans le temps les possibilités de reconduction.
En-dehors de ce schéma, j'en ai la conviction, nous serons ingouvernables.