De l’usage des réseaux sociaux
Je suis l’un des 62,5 millions (...!) d’abonnés au fil twitter de Donald Trump et, à ce titre, je lis assez régulièrement les saillies du Président des Etats Unis d’Amérique. Non pas tant pour l’intérêt que ces tweets auraient sur le fond (ils en ont assez rarement, à vrai dire), mais pour le « style » Trump, pour l'usage que fait @POTUS des réseaux sociaux. Comment le qualifier, ce style ? Grossier ? Primaire ? Agressif ? Réducteur ? Mensonger ? Sans doute tout ça à la fois. Excessif, assurément, très éloigné en tout cas de l’image que je me fais d'un chef d'Etat américain.
Et pourtant, ça marche, ce style ! Ca marche sur les réseaux sociaux où les soutiens ne manquent pas. Ca fonctionne plutôt sur la scène internationale où les coups de menton et l'incompétence de Trump, même s'ils font rigoler dans les couloirs des chancelleries, pèsent sur les grands choix du monde. Ca marche aussi en profondeur dans l’opinion américaine pour ce que je peux en mesurer et pour ce qu’en laissent paraitre les enquêtes d’opinion.
Bien sûr, ces outrances suscitent des réactions, aux Etats Unis et ailleurs, mais aucune qui semble en mesure d’enrayer la machine Trump. Le plus probable aujourd'hui est de penser –qui aurait dit ça il y a 3 ans ?- qu’il sera sans doute réélu en novembre 2020, à moins que les Démocrates trouvent parmi les 20 prétendants encore en lice celui ou celle qui défera Trump. Le casting actuel ne le laisse pas penser.
Trump n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi tant d’autres de l'efficacité de cette violente logorrhée digitale en politique : pour ne pas évoquer la France (où pourtant les exemples ne manqueraient pas) Salvini en Italie, Bolsonaro au Brésil, Johnson à Londres et tant d’autres tirent eux aussi consciencieusement cette ficelle digitale outrancière et ça leur réussit plutôt. Sans parler de tous ceux qui, sans parvenir encore à leurs fins (le pouvoir), s'immiscent dans le débat public, parfois même le déstabilisent, en tout cas y occupent grâce au digital une place sans rapport avec leur représentativité réelle dans le pays. 6 mois d'omniprésence des Gilets Jaunes et à peine 2%, toutes listes GJ confondues, aux élections européennes...
Dans ce happening permanent, une info non sourcée, un chiffre invérifiable, un segment de phrase isolé du reste du propos, une formule assassine, une dénonciation sans preuve, un procès médiatique à charge valent mieux que l’expression d’une pensée réfléchie structurée, devenue assez largement inaudible désormais : tout est bon pourvu que cela génère un maximum de like ou de retweets. Et qu'importe si les affirmations d'hier sont démenties le lendemain, qu'importent les dommages causés aux hommes, à leur réputation, à leur vie parfois, qu'importe la réalité des faits : la chaudière des réseaux sociaux fonctionne à plein régime sans s'occuper de ça. Comment s’en offusquer d'ailleurs quand le Président du pays le plus puissant du monde s’adonne lui-même jusqu'à l'outrance au tir aux pigeons digital à l’encontre de ceux qui s’opposent à lui ?
Les réseaux sociaux raffolent de ces publications immédiates ; certains s'en font même, au local comme au national, une spécialité. Ce n'est pas qu'un usage paroxystique de la liberté individuelle d'expression. Les agressions y sont monnaie courante mais elles y demeurent virtuelles. Mais pourtant, elles diffusent leur poison partout dans le monde réel : fusillades aux Etats-Unis, carnage dans une mosquée en Nouvelle Zélande, agressions physiques anti-LGBT dans quantité de pays ou encore tous ces passages à l'acte assumés contre les forces de l'ordre ou des représentants légitimement élus. Rien de tout ça n'est le fruit du hasard.
Y-a-t-il une chance qu’on sorte un jour de cet enfer qu’Orwell lui-même n’avait pas imaginé ? Je ne le crois pas : d'abord parce que l’addiction est d'autant plus forte que ces technologies sont par ailleurs miraculeuses à plus d'un titre. Ensuite parce que les réseaux sociaux ne font que refléter ce que nous sommes vraiment. Enfin parce que leur fulgurant succès planétaire traduit une crise inédite de la représentativité dans tous les domaines : nous allons donc - et surtout nos enfants- devoir vivre durablement avec ça.
La question est plutôt : comment faire prospérer les réflexions de fond dans cet univers digital, universel et éclaté, instantané et irréfléchi, rétif à tout discours officiel ou vérité scientifique ? Comment faire triompher l’intérêt général et le long terme sur les expressions catégorielles et immédiates ? Comment faire primer l'analyse étayée sur l'affirmation gratuite ? Comment enfin redonner au temps, indispensable à la manifestation de la vérité et à l'efficacité de l'action publique, la place que le digital lui conteste à tout instant et sur tous sujets ?
Peut-être ces questions ne traduisent-elles que mon décrochage personnel vis-à-vis d'un monde que je ne parviendrais plus à comprendre. Peut-être suis-je en train de ressentir banalement ce qu'avant moi, nos parents et grands-parents ont sans doute vécu en leur temps quand la radio puis la télévision sont venues bousculer et prendre le relai de la presse écrite, jusque là grande faiseuse d'opinions. Peut-être.