Vers une Afrique souveraine
Un débat majeur est en train de naître en Afrique, renforcé par la pandémie Covid-19 : celui de la souveraineté du continent. Ce thème est défendu depuis longtemps par des militants panafricanistes très actifs auprès de la jeunesse africaine ; il est désormais largement repris par de nombreux intellectuels, chercheurs et même dirigeants politiques, 60 ans après les indépendances.
« Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable. (…) L’absence de volonté politique et les agissements de l’extérieur ne peuvent plus constituer des excuses pour nos turpitudes. Nous n’avons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est plus que temps ! ». Ainsi se conclut l’appel lancé aux gouvernants africains par des intellectuels rassemblés autour de l’auteur nigérian Wole Soyinka.
Kako Nubukpo, économiste, ancien ministre togolais et remarquable analyste, ne dit pas autre chose dans sa récente tribune dans Jeune Afrique : "La reconquête par l’Afrique de ses instruments de souveraineté politique, diplomatique et économique est la condition permettant de ne plus apporter des réponses conjoncturelles à une question structurelle."
La souveraineté. Autrement dit, l’autorité qui découle de l’exercice plein du pouvoir, la liberté de choisir son destin : au fond, la dignité d’un peuple. La souveraineté de l’Afrique a été mise à rude épreuve dans l'histoire, à l'image de la conférence de Berlin en 1885 où les puissances du nord se partagèrent des terres africaines considérées par elles comme vierges de toutes cultures, histoire, peuples, traditions et territoires et, donc, annexables sans scrupule.
Depuis les années 1960 et les déclarations officielles d’indépendance, les anciennes puissances coloniales ont évidemment cherché à préserver leur influence en Afrique. La France était de ceux-là et s'est parfois appuyée sur des dirigeants africains qui entretenaient avec Paris des relations très étroites : c'est la fameuse "Françafrique" renommée par les activistes "France à fric". Ce monde-là est certes en voie de disparition mais des décennies de relations déséquilibrées ont laissé des traces.
Au-delà même des principes universels, l'Afrique ne manque pas d'atouts à l'appui de son aspiration à la souveraineté : elle représente 20 % des terres émergées du globe. 1,6 milliards d’êtres humains y vivent dont la moitié ont moins de 20 ans : ils représenteront un quart de l’humanité à l’horizon 2050. Le continent abrite un tiers des réserves mondiales en gaz et pétrole. 98% des réserves mondiales de cuivre sont en Afrique, 60 % des réserves de diamant et d’or, 50% des réserves de platine ou de cobalt, etc…
Mais l’économie du continent est trop exclusivement centrée sur l’exploitation primaire de ses ressources naturelles, les activités de transformation porteuses de valeur ajoutée étant, elles, rapatriées par les investisseurs étrangers chez eux.
Le dérèglement climatique et l’absence d’organisation des marchés fragilisent jusqu’à l’auto-suffisance alimentaire d’un continent pourtant riche de ressources agricoles et halieutiques ainsi que de savoirs-faire.
Des administrations publiques insuffisamment structurées, conjuguées à une corruption trop généralisée et à un Etat de droit trop aléatoire, privent les pays des ressources intérieures pérennes indispensables au financement des interventions publiques.
Dans le même temps, la jeunesse africaine, qui ne demande qu’à exprimer ses talents dans l’entreprenariat, suscite des besoins exponentiels en matière d’accès à l’éducation, l’action sanitaire ou les transports : quand s’accroissent les fragilités et la pauvreté, les plus audacieux –et/ou les plus chanceux- tentent l’aventure ailleurs, privant le continent d’éléments prometteurs dont il aurait pourtant le plus grand besoin pour assurer son développement.
La scène internationale elle-même témoigne de cette absence de souveraineté de l’Afrique : pas un Africain ne figure dans le club des pays riches du nord que sont les membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU. Résultat : l’Afrique n'est jamais invitée à la table des plus grandes décisions mondiales. Quant à l’Unité Africaine, qui représente et fédère les 55 états du continent, malgré ses efforts récents, elle dépend encore trop des financements extra-africains pour pouvoir s'affirmer.
La main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit
La dette des Etats d'Afrique, même si elle est moins indigeste qu’on ne le dit souvent, est un facteur de dépendance à l’égard des pays du nord. La question de son annulation suscite un débat entre Africains, divisés entre la satisfaction de besoins immédiats et la construction d'une stratégie plus durable et plus souveraine.
Ce débat est d'autant plus fort que les aides et les prêts internationaux n'ont été accordés qu'en échange d'une soumission des Etats africains à des règles de gestion publique copiées sur celles du Nord, malgré la différence profonde des contextes économiques et sociaux. Or, pour sauver leurs économies de la crise post Covid-19, les pays riches laissent aujourd'hui filer leurs déficits et leurs dettes : les Africains se disent, non sans raison, que ces règles qu'on leur impose depuis des décennies ne sont donc finalement pas aussi intangibles que ça...
Ainsi, l’Afrique est aujourd’hui encore bien peu souveraine, très dépendante du reste du monde. Comme le dit joliment un proverbe africain « la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit ».
Enfin, on voit bien qu'il ne peut y avoir de souveraineté de l'Afrique sans une coopération renforcée à l'échelle du continent et singulièrement à l'intérieur des sous-régions. Des organismes régionaux existent déjà et la société civile promeut nombre de collaborations transnationales à l'intérieur du continent. Mais l'émergence d'une réelle souveraineté africaine passera par certains abandons de souverainetés nationales ; or, un tel abandon, ici comme ailleurs, n'est spontané ni chez les peuples ni chez leurs dirigeants.
Ce débat qui monte en Afrique sur la souveraineté du continent mérite particulièrement l'attention du reste du monde. C'est évidemment un débat africain que les Africains eux-mêmes et eux seuls doivent trancher entre eux. Mais s'il aboutit, il pourrait marquer la concrétisation de cette prédiction de Thabo Mbeki, Président de l’Afrique du Sud, lorsqu’il affirmait en 2000 que "le XXIème siècle serait celui de l’Afrique".
Ce ne serait pas seulement une bonne nouvelle pour l'Afrique.