La loi de Brandolini
Ah, ces premières retrouvailles post-confinement ! Le beau temps aidant, voilà revenu le plaisir des moments partagés entre amis sans enfreindre les gestes barrières qui guident désormais nos vies. C'est au moment de revivre ces moments délicieux qu'on mesure à quel point ils nous ont manqué durant ces deux mois. Le contact charnel manque encore et on se sent un peu bêtes en saluant à distance les amis, mais c'est quand même mieux que le huis-clos du confinement.
Sans doute avez-vous remarqué qu'immanquablement, finit par arriver dans la conversation LE sujet du moment : est-on pour ou contre l'utilisation de la Chloroquine dans le traitement contre le Covid-19 ? Le Professeur Raoult est-il seul face à la collusion des puissances conjuguées de l'argent et du conformisme académique ? Deux petites questions qui suffisent (j'ai pu en juger) à enflammer les conversations. Si vos interlocuteurs restent inexplicablement muets après ça, ajoutez celle-ci : "Comment le gouvernement a-t-il, de ton point de vue, géré la crise ?" Résultat ga-ran-ti !
Durant ces conversations, j'ai pu mesurer l'impact de l'effet Dunning-Kruger déjà évoqué ici : une totale méconnaissance des questions complexes de virologie ou d'épidémiologie n'empêche nullement d'avoir un avis très tranché sur le sujet des traitements anti-coronavirus. J'en suis même resté un peu ébaubi. Mais j'ai aussi découvert récemment un principe que j’ai plaisir à partager : la loi de Brandolini, également appelée "principe d'asymétrie des idioties" ("bullshit asymmetry principle" en anglais).
Alberto Brandolini (@ziobrando sur Twitter) est un programmeur informatique italien. Lors d'une conférence en 2013 je crois, il expose sur une diapo sa "loi". Le cliché devient viral et fait le tour du monde :
Que dit cette loi ? Que la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter une ânerie est infiniment plus importante que celle qui a suffit à la créer. On le vérifie tous les jours : réseaux sociaux, media et conversations privées sont quotidiennement emplis d'infos à l'origine et la véracité parfois douteuses mais qui, de manière spontanée ou pas, se propagent et se renforcent à toute vitesse. Face à cette viralité, l'énergie nécessaire pour les contre-carrer est d'autant plus importante que, bien souvent, le sujet est complexe, fait appel à des connaissances que peu de gens maîtrisent ou renvoie à des données confidentielles voire invérifiables pour le commun des mortels.
Pour prendre des exemples connus : c'est le gars qui vous affirme que "la Terre est plate" ou encore que "Neil Amstrong n'est jamais allé sur la Lune" : allez démontrer le contraire vous ! Et bien, l'histoire de la Chloroquine et du Professeur Raoult, c'est pareil.
Avant de me faire incendier, je précise que je n'ai aucune idée -mais vraiment aucune- de l'efficacité de ce traitement ni de ce qu'il faut penser des études successives et contradictoires qui sortent sur le sujet. Je ne conteste pas davantage -qui serais-je pour le faire ?- le parcours scientifique très respectable du Professeur de Marseille. Mon propos n'est pas là : je souligne simplement la difficulté qu'il y a, selon la loi de Brandolini, à opposer sinon la recherche de la vérité, du moins un discours un peu sensé, étayé et contradictoire sur le sujet.
Car à entendre les soutiens du patron de l'IHU Méditerranée, le nombre de malades à Marseille est bien plus faible qu'ailleurs ; les vedettes du show-bizz (et même les politiques...!) se baffrent de Chloroquine en cachette ; les grands laboratoires, en sous-main, bataillent contre ce médicament peu cher pour mieux promouvoir leurs solutions hors de prix ; d'ailleurs Bill Gates lui-même ne subventionne la recherche d'un vaccin que pour y glisser discrètement une micro-puce chargée de nous fliquer demain ; les revues scientifiques internationales les plus réputées elles-mêmes sont désormais suspectées de collusions indignes. Enfin, bref : Raoult ne ressemble pas seulement à Jésus : il est le sauveur.
J'en serais très heureux à vrai dire.
Mais j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi le consensus immédiat qui se construit autour de la table de nos retrouvailles serait à ce point occulté par les dirigeants du monde entier ou presque ? Trump, Bolsonaro et Johnson (avant sa maladie) seraient les seuls types éclairés, intelligents et honnêtes ? Tous les autres seraient complices ? Des salauds ? Des abrutis ?
La discussion est d'autant plus difficile que le sujet en question (la réponse médicale face à une affection mondiale nouvelle) n'appelle pas de réponse définitive : les plus grands scientifiques -Raoult compris- ont dit depuis le début de cette pandémie à peu près tout et son contraire, au fur et à mesure où la connaissance et les convictions scientifiques ont commencé à se construire.
Je conçois que ces discours évolutifs puissent générer de la crainte jusqu'à l'absurde. Je pense à ce couple de sexagénaires de l'Arizona qui ont ingurgité du détergent à aquarium après avoir découvert qu'il comportait de la chloroquine : lui en est mort, le pauvre, et sa veuve a expliqué : "Ils n’arrêtaient pas de dire que c’était approuvé pour d’autres choses. Trump disait que c’était pratiquement comme un remède". Si Trump lui même l’a dit...
Dans quelques mois, quelques années peut-être, un consensus scientifique finira par se faire et nous saurons à quoi nous en tenir sur le Covid-19. Mais d'ici là, la loi de Brandolini aidant, nous serons tous passés à autre chose...