La crise de l’Etat de droit en Afrique de l’Ouest
Pas moins de 5 des 15 pays de l'Afrique de l'Ouest connaitront un scrutin présidentiel d'ici à la fin de cette année : la Côte d’Ivoire et la Guinée en octobre, le Burkina Faso en novembre, le Ghana et le Niger en décembre. Dans les prochains jours, c'est le Mali qui devrait se trouver un nouveau dirigeant après le renversement d'Ibrahim Boubacar Keita par l'armée. Les systèmes démocratiques ouest africains vont donc être soumis à rude épreuve dans les prochaines semaines.
Il ne pouvait y avoir de meilleur moment pour que l'AfrikaJom Center, think tank ouest africain créé par Alioune Tine, partage son analyse sur l'état de la démocratie en Afrique de l'Ouest. Alioune Tine est un Sénégalais notamment engagé au sein d'Amnesty International et expert indépendant de l’ONU au Mali, défenseur vigilant et respecté des droits de l'homme en Afrique de l'Ouest. C'est dire si le rapport établi sous sa direction mérite l'attention, d'autant que le sous-titre est d'emblée explicite : « la crise de l’Etat de droit, la démocratie représentative et la gouvernance ». Sa lecture passionnera ceux qui s’intéressent à l’actualité et l’avenir de cette partie du monde.
En terminant ce rapport, une évidence s'impose : les difficultés qu'évoque ce travail collectif ne parlent pas seulement de l'Afrique de l'Ouest mais de problématiques assez universelles, présentes dans un grand nombre de pays hors d'Afrique.
Certes, l’histoire de la sous-région a créé des spécificités : des territoires colonisés, enserrés à l'intérieur de frontières dessinées à la serpe puis pérennisées par la Conférence de Berlin. Des pays abandonnés tellement à contre-cœur par les puissances coloniales qu'elles ont eu du mal à laisser s'exprimer pleinement la souveraineté de leurs anciennes colonies. Dans ce contexte qui n'explique pas tout mais qu'on ne peut ignorer, le rapport souligne, pays par pays, la fragilité des appareils d’Etat face aux attaques terroristes mais aussi face à la corruption, soulignant judicieusement que l’un et l’autre sont « à la fois les causes et les conséquences des malaises sociaux, des tensions et des violences politiques voire des conflits armés dans les États africains ».
A ces spécificités s'ajoutent pour les Etats ouest africains les mêmes remises en cause des principes démocratiques traditionnels que celles que vivent les pays occidentaux et singulièrement européens : la crise de l’Etat de droit, la remise en cause de la démocratie représentative, la contestation des modes de gouvernance déstabilisent les pouvoirs publics au Sud comme au Nord, comme si l'universalité du modèle démocratique né des Lumières ne faisait plus consensus aujourd'hui et que de nouvelles gouvernances étaient à inventer.
On pense aux Gilets jaunes français et à leurs succédanés européens, à la montée en puissance des nouveaux canaux de diffusion de l’information et la multiplication des fakenews, à l’émergence d’un complotisme largement nourri des ignorances et des peurs entretenues. On pourrait y ajouter la crise de la participation citoyenne aux élections, la quasi-disparition de l’engagement militant dans les partis politiques (moins de 1 % du corps électoral en France), la perte d'attractivité des ambitions collectives, «l’archipellisation» des consciences citoyennes, la perte de crédibilité de la parole publique et des institutions, etc…
Tout cela fonde, en Europe comme en Afrique de l'Ouest, une authentique remise en cause de la règle commune, une contestation de la légitimité à décider des élus pourtant démocratiquement désignés, un rejet des modes de gouvernance pourtant hérités de siècles de lutte et de constructions pour la démocratie. Cette tectonique des opinions publiques percute les sociétés ouest africaines comme européennes, complexifiant d'autant l’édification des réponses collectives nouvelles à imaginer et à mettre en place.
Face à ce mouvement, au nord comme au sud, ceteris paribus, les élites dirigeantes peinent à comprendre et accepter cette évolution des attentes citoyennes qui s’expriment ; elles maintiennent peu ou prou leurs pratiques antérieures, y compris dans ce qu'elles peuvent avoir de pire. Mais à l'heure des réseaux sociaux et de l'hyper-transparence, cette gouvernance suscite de manière croissante révoltes, découragement, instabilité et tentation d'un exil qui saigne les jeunes générations africaines.
J’en veux pour preuve le caractère symbolique, devenu presque hystérique, que prend dans le débat public africain la question du 3ème mandat ; comme si la longévité en politique était devenue, en soi, une insupportable marque d’infamie et comme si le renouvellement des dirigeants suffisait à lui seul pour régler tous les problèmes. Voilà qui me rappelle l'échange passionnant que j'avais eu le privilège d'avoir il y a quelques années avec le philosophe agenais Michel Serres au sujet du pouvoir qui toujours corrompt (lire ici).
Avec le beau travail de son équipe d'Afrikajom Center, Alioune Tine partage un regard éclairant, sans complaisance mais sans vaine polémique, sur le chemin qui reste à parcourir aux peuples ouest-africains pour devenir davantage acteurs de la politique de leur pays et de leur avenir, qui est aussi, très largement, le nôtre.