Ensemble, défendons la liberté
C'est par un très beau texte que les journalistes français ont lancé un appel à leurs lecteurs et, au-delà, à l'opinion publique toute entière sous le titre "Ensemble, défendons la liberté". Il y est rappelé que la France est suprêmement attachée à la préservation de la liberté d'expression en général et à la liberté de la presse en particulier.
"En défendant la liberté de blasphémer, ce n'est pas le blasphème que nous défendons mais la liberté". Cette phrase est essentielle, au moment où des tensions communautaristes radicalisent les rapports sociaux, sous couvert de lectures fondamentalistes -et en réalité erronées- de textes religieux.
La France n'est ni les Etats-Unis, ni l'Angleterre et pas davantage la Mauritanie, l'Inde ou la Colombie. Nous avons notre propre culture, histoire et vision des libertés individuelles et au premier rang d'entre elles, de la laïcité. Sans doute avons-nous péché dans le passé par excès d'enthousiasme -ou d'orgueil- en considérant que ces valeurs et cette pratique de la laïcité constituaient le but ultime de toute société sur le chemin du progrès humain ; l'histoire et l'actualité nous montrent qu'en la matière, à défaut d'universalité immédiate, c'est à chaque peuple de décider souverainement de son chemin et de son calendrier : nous devons respecter ça.
Mais en ce qui concerne la France elle-même, elle doit, pour reprendre ce bel appel "chasser la peur et faire triompher notre amour indestructible de la Liberté". Car la citoyenneté française, qu'on en soit pleinement détenteur ou simplement bénéficiaire de passage, qu'elle soit ancrée dans notre histoire familiale ou plus récemment acquise, cette citoyenneté française implique l'acceptation par tous de ce principe supérieur à tous les autres : nous défendons la liberté de chacun à vivre et s'exprimer selon ses convictions, dès lors que cette liberté s'inscrit dans le cadre de ce que la Loi, votée par les représentants du peuple, autorise. Là est la seule limite.
Nulle pression communautaire, nul lobby local ou étranger, nulle autorité morale ou religieuse n'a le droit ni le pouvoir de nous faire abdiquer ces libertés et singulièrement la liberté de la presse. On peut être choqué dans ses convictions par des articles ou des dessins et l'exprimer à son tour, défendre ses droits légitimes en justice si on a le sentiment qu'il y est attenté, essayer de convaincre dans le débat public. Mais rien de tout cela, jamais, ne peut se faire au détriment de la liberté d'expression des auteurs. Ainsi est la société française. "C'est à prendre ou à laisser" comme le dit courageusement Tareq Obrou, l'imam de la mosquée de Bordeaux.
Voilà pour les principes.
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Pour ce qui est de la vie quotidienne, c'est toute autre chose : on voit bien la nécessité -l'urgence, en réalité- qu'il y a à réaffirmer la primauté absolue et concrète de ces principes.
Bien sûr les 11 morts de Charlie Hebdo de 2015 et les survivants de 2020, aujourd'hui encore sous menace de mort : comment ne pas penser d'abord à eux et à leurs confrères qui partout paient le prix le plus fort pour leur attachement à la liberté d'informer ?
Réécoutons aussi Brassens, Coluche, Desproges ou encore Bedos. Qu'avons-nous fait de leur liberté de parole des années 60 à 90 ? Qui oserait aujourd'hui écrire ce qu'ils ont écrit -et qui nous a tant fait rire- sur les catholiques, les ruraux, les homosexuels, les gendarmes, les juifs, les juges, les arabes, les gros, les pieds-noirs, les bourgeois ?
Ecoutons -je m'adresse là particulièrement aux pères- ce que nos filles ont à nous dire de leur difficulté à vivre, se déplacer, s'habiller même librement en France en 2020. Que sont devenus les combats émancipateurs de leurs mères et grands-mères ?
Regardons cette étudiante strasbourgeoise agressée par trois lâches imbéciles parce que "coupable" à leurs yeux de porter une jupe : ont-il seulement mesuré, ces trois sinistres abrutis, qu'au-delà de la sanction judiciaire qui les attend, ils se sont exclus de la communauté nationale, quel que soit le drapeau qui figure sur leurs papiers d'identité ?
Mesurons les jungles qui se sont subrepticement déployées dans nos rues, nos associations ou nos pratiques collectives. Ouvrons les yeux sur notre indifférence, notre impuissance ou notre lâcheté devant cette lente désagrégation de la République. Cessons de trembler lorsqu'il s'agit d'affirmer la primauté de la liberté.
Mesurons aussi les excès que l'hystérisation des rapports sociaux génère. Ainsi ce tweet d'une journaliste du Figaro qui assimile aux attentats du 11 septembre 2001 une étudiante qui prodigue des recettes de cuisine pas chères sur internet, au seul motif qu'elle est voilée. Ce tweet méritait d'être dénoncé pour ce qu'il est : imbécile et choquant. Mais le désaccord le plus profond avec ce tweet ne saurait justifier de tolérer les menaces de mort dont l'auteur a aussi été victime et qui doivent faire l'objet de la réprobation la plus énergique, sans réserve, comme il fallait le faire déjà pour Mila en janvier dernier.
Prenons garde enfin de confondre le comportement de quelques-uns, même s'ils sont nombreux, avec l'aspiration profonde à la paix du plus grand nombre auxquels nous devons, au contraire, tendre la main. En clair, ne cédons rien aux boutefeux qui cherchent à tirer profit des haines nées de la confusion qui s'installe. La liberté d'expression et les libertés individuelles ne sont pas le combat de quelques-uns contre quelques autres : c'est tout un pays qui affirme avec force son idéal commun dans lequel chacun, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, est invité à prendre pleinement sa part, pourvu qu'il respecte la règle collective.
C'est cela que nous rappellent opportunément les journalistes de France.