Sénégal : écouter les médiateurs
Le Sénégal a été tristement porté à la une de l'actualité ces derniers jours. Ceux de mes amis qui connaissent mon attachement particulier pour ce pays m'ont beaucoup interrogé : que se passe-t-il dans ce pays réputé pour sa tempérance et son système démocratique ? A leur attention, je vais essayer d'y répondre, en prenant le risque de subir la foudre de quelques-uns de mes abonnés sénégalais.
L'élément déclenchant des troubles a incontestablement été l'inculpation du député Ousmane Sonko pour le viol présumé d'une jeune femme travaillant au sein d'un salon de massages qu'il fréquentait. Sonko est un ancien inspecteur des impôts, créateur d'un syndicat qui s'est illustré par ses dénonciations d'anomalies fiscales et budgétaires à l'encontre du Président sénégalais Macky Sall. Ca lui a valu d'être radié de son administration pour manquement au devoir de réserve en 2016. L'année suivante, il est élu député du PASTEF (Les Patriotes du Sénégal pour le Travail, l'Ethique et la Fraternité). Son charisme, son verbe haut peu enclin aux concessions et ses dénonciations lui valent un soutien assez large dans la jeunesse sénégalaise urbaine et une détestation non feinte des dirigeants en place.
Les circonstances dans lesquelles cette plainte pour viol a été déposée contre lui et la manière dont la jeune femme victime a été immédiatement prise en main par les autorités ont fait naître de fortes suspicions de piège politique destiné à faire chuter cet opposant qui dérange : Sonko avait obtenu 19% des suffrages aux dernières présidentielles en 2019 et il promet de jouer un rôle central aux prochaines en 2024.
On doit à la vérité de dire que les opposants à l'actuel Président n'ont pas eu beaucoup de chance ces dernières années. Hasard ou pas, Karim Wade, fils d'un ancien Président et désireux de s'investir en politique, a été condamné pour enrichissement personnel puis gracié sous condition d'exil doré au Qatar. Khalifa Sall, ancien Maire de Dakar, autre opposant en vue du Président Sall, a lui aussi été condamné pour avoir utilisé le budget de la Mairie à des usages autres que ceux prévus par la loi, a priori sans enrichissement personnel. Quant aux autres principaux opposants, ils ont préféré céder les uns après les autres aux propositions alléchantes qui leur étaient faites de rallier le camp de la majorité présidentielle.
De là à penser qu'une méthodique opération d'affaiblissement des leaders de l'opposition est en marche, il n'y a qu'un pas que les soutiens d'Ousmane Sonko ont franchi bruyamment à l'occasion de son inculpation.
Les échauffourées se sont multipliées dans les principales villes du pays, entrainant une réponse extrêmement vigoureuse des forces de l'ordre : certains des tirs de la police se sont faits à balle réelle (!) entrainant la mort d'une quinzaine de manifestants. S'y sont mêlés des civils engagés au sein de véritables milices armées, sous les yeux étrangement conciliants de la police. L'exaltation générale a entrainé des pillages et la destruction d'établissements publics et privés. Des chaines de télé ont vu leurs programmes interrompus par le Gouvernement au motif que, relayant les images des manifestations, elles incitaient à la rébellion civile et les arrestations se sont multipliées. Bref, le Sénégal, longtemps considéré comme un modèle démocratique en Afrique de l'Ouest, vient d'offrir ces derniers jours un bien triste visage qui ne lui ressemble pas.
"L'affaire Sonko" explique-t-elle à elle seule l'enchainement de ces violences ? Non. Depuis longtemps, le fonctionnement des institutions est questionné : l'indépendance du conseil constitutionnel et de l'appareil judiciaire, la transparence de la vie publique, le report du calendrier électoral, etc... S'y ajoute la pandémie qui a, plus qu'ailleurs, bridé les libertés individuelles et fragilisé l'activité économique. Or, le Sénégal est un pays où la précarité est telle que le travail du jour suffit à peine à payer les dépenses essentielles du lendemain et où beaucoup de jeunes mêmes diplômés restent aux portes du marché du travail.
Ce n'est pas pour rien qu'ils sont des milliers chaque année à tenter le pari fou de dompter l'Atlantique pour rallier l'Europe dans de modestes pirogues : beaucoup y perdent la vie, la plupart des autres sont attrapés et rapatriés et les rares qui touchent au but découvrent un Eldorado bien différent de celui qu'on leur avait vendu.
Enfin, nombreux sont ceux qui soupçonnent le Président sénégalais de vouloir solliciter un 3ème mandat en 2024, alors même que, sinon la lettre, du moins l'esprit de la Constitution l'interdirait. Son absence de démenti sur ce point entretient d'autant plus la rumeur qu'en 2020, ses homologues ivoirien et guinéen se sont allègrement affranchis du même obstacle constitutionnel pour se faire réélire dans des circonstances contestables : la question du "3ème mandat" est devenue en Afrique de l'Ouest un sujet de passion et de révolte en soi qui n'épargne pas le Sénégal.
Dernier élément de compréhension de cet enchainement sénégalais : la population y est principalement urbaine (près d'un Sénégalais sur deux vit en ville) et jeune (55% de la population a moins de 25 ans). Cette jeunesse sénégalaise ressemble à toutes les autres : elle cherche à trouver sa place dans la société -et c'est particulièrement compliqué pour elle en ce moment- et elle aspire au bonheur et à la liberté. Cette jeunesse est aussi hyperconnectée, autant que partout ailleurs dans le monde : les réseaux sociaux jouent donc ici un rôle déterminant, trop largement sous-estimé par la classe dirigeante, plus âgée.
Or, ici comme ailleurs, les réseaux sociaux apportent le meilleur (la diffusion et la transparence de l'information, la facilitation des contacts, des échanges et du débat) et le moins bon (l'amplification et la multiplication des fausses nouvelles autant que des vraies, les réactions binaires immédiates, la promotion du clashing verbal et de la violence).
Dans ce brouhaha digital exacerbé, les appels à la paix et au dialogue sont rares et ont du mal à se faire entendre, face aux envies immédiates d'en découdre. Il faut d'ailleurs souligner que, sans rien lâcher au fond, Macky Sall et Ousmane Sonko ont tous les deux appelé, chacun à leur manière et à une heure d'intervalle, à une forme d'apaisement : grâce leur soit rendue à tous les deux.
Au plus fort de la crise, quelques rares voix se sont fait entendre dans ce sens. Je pense parmi d'autres à Alioune Tine, ancien directeur régional d'Amnesty International et fondateur d'Afrikajom Center ; cet homme respecté n'a pas hésité à lancer courageusement des appels à la sagesse, au dialogue et à l'apaisement plutôt que de chauffer à blanc cette jeunesse, comme tant d'autres l'ont fait. Car il y a eu, durant ces jours, beaucoup de mauvais esprits qui ont vu là une occasion d'améliorer leur image ou leur notoriété digitale à peu de frais, souvent confortablement installés loin et à l'abri de tout.
Mais d'autres, à l'image de cet homme, ont placé la liberté, la démocratie, le développement de leur région et le sort de leurs compatriotes au-dessus de ces préoccupations immédiates et sans doute même, au-dessus de leurs propres convictions intimes. Ce sont d'authentiques et précieux médiateurs ; ils méritent d'être entendus et soutenus car leurs paroles tracent la seule voie d'avenir pour le Sénégal : celle de la réconciliation, de la démocratie et du développement.
L'histoire montre que c'est partout un chemin long, exigeant et chaotique mais c'est le seul. J'ai la conviction que le grand peuple du Sénégal saura l'emprunter très vite. Et je lui souhaite ardemment.