La citoyenneté plus forte que les armes

Publié le par Bernard LUSSET

J'ai plaisir à partager ci-dessous un très beau texte, découvert au hasard des réseaux sociaux (*). Ce texte évoque les récents évènements violents qui ont tristement mis le Sénégal à la une de l'actualité. Son auteur, Khady Ndiaye Kama, est une jeune femme qui a volontairement quitté le Sénégal après le lycée puis y est revenue, tout aussi volontairement, pour y mener son parcours de vie.

Le constat qu'elle dresse des évènements récents est sans faiblesse ni complaisance ; il est rude pour son pays. Mais il trace un chemin d'espoir dans la démocratie qui rompt de manière heureuse avec les discours des boutefeux de tous poils qui prospèrent sur la toile, se nourrissant de haine bien plus que d'espérance.

Pour ceux qui veulent en savoir davantage sur l'auteur de ce texte, il suffit de se reporter à son blog qu'on trouvera ici : https://khadyndiayekama.substack.com/

Bonne lecture. BL

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Un Tsunami, ce raz de marée géant qui emporte tout sur son passage, dévastant les villes et les villages, laissant un pays hagard et traumatisé. Nous avions vécu sidérés et impuissants celui de Phuket depuis nos écrans de télévision, aujourd'hui nous le vivons en temps réel. Mais ici je ne vous parle pas d'une vague venue de la mer. Je vous parle d'une vague de colère sourde et froide qui gronde depuis des années, attisant les rancœurs et les envies. Rien ne va plus, au pays de Senghor chantre et poète de la Négritude, de Cheikh Anta Diop qui le premier a affirmé que l'Égypte était noire, des Lions de la Teranga qui portent haut les couleurs de la Nation de par le monde, des fiers Baobabs qui se dressent majestueusement dans la savane, de Sadio Mané le magicien aux pieds d'or, de la Téranga ou l'hospitalité à la sénégalaise, du Cebbu Jeun ou Jolof Rice pour nos amis africains anglophones (surtout pas de débats) et du Yassa.

Cahier d'un retour au pays natal

Après 22 années de vie en terre étrangère, pendant lesquelles j'ai dû supporter d'être l'éternelle étrangère au pays des autres, j'étais revenue sur la terre des lions, là où tout avait commencé, remplie d'espoirs et d'optimisme, des rêves de changement pleins la tête et des projets pleins les cartons. J'étais persuadée qu'il me fallait faire découvrir de l'intérieur à mes enfants ce pays que j'aimais tant. Car ne vous y trompez pas, je suis une amoureuse inconditionnelle du Sénégal, cette mère patrie que j'idolâtre presque. Car oui comme tout bon sénégalais de la Diaspora, le pays ou le bled était un mythe.

Quand on vit à l'étranger, on se construit un Eldorado dans sa tête. Le pays d'origine devient cette mère bienveillante qui vous accueille toujours à bras ouverts là où votre pays d'adoption vous rejette. Vous n'y vivez que quelques semaines par an tout au plus, le temps d'un été ou d'un doux hiver mais tout y est magnifique à vos yeux ; tout n'y est que délices et douceurs. Vous regardez avec envie vos amis et votre famille, ceux qui vivent votre rêve à votre place et vous vous demandez pour la Nième fois pourquoi vous ne revenez pas. Et puis un jour le déclic est là et vous vous embarquez dans l'aventure de votre vie.

Moi qui avais tant voulu partir, qui n'avait que ce mot à la bouche toute mon année de Terminale, me voilà cherchant, tous les moyens possibles, à revenir coute que coute dans mon Eldorado, pour enfin vivre mon rêve. Et même dans mes premiers mois pas si faciles entre recherche d'un nouveau chez moi, installation et apprentissage de la conduite dans un pays où le code de la route est inconnu des usagers de la route, j'étais encore dans ma phase de lune de miel : tout m'émerveillait et tout m'enchantait. Je découvrais ces jeunes créateurs qui voulaient faire du made in Sénégal un vrai label et qui m'ont fait renoncer à ces marques occidentales qui m'habillaient de la tête au pied, sans oublier les accessoires.

Et que dire des produits locaux que je redécouvrais grâce à une belle sublimation des nouveaux barons de l'agro-business !! Et toutes ces startups innovantes qui rêvaient d'un destin digne d'un film hollywoodien ! Je me réveillais enfin chez moi et personne ne me traitait d'étrangère à longueur de journée, je vivais enfin ce rêve, tout éveillée.

Ouvre les yeux !!

Le réveil a été brutal. Je me souviens encore d'une réplique d'un joli film américain que j'avais regardé au moins 10 fois, dans lequel la communauté noire était offusquée de voir une petite brunette arriver dans le quartier et ravir le cœur du plus bankable des adolescents, celui à l'avenir prometteur, celui qui ne touchait pas à la drogue et qui n'avait pas d'enfants à 16 ans. Sa petite sœur, jeune mère célibataire avait alors dit à son amie blanche "Tu veux être mon amie, ne sois pas là, juste pour être là, ouvre tes jolis petits yeux noisette et regarde la merde autour de toi". Oui j'ai donc ouvert mes yeux noirs et j'ai vu la face cachée de l'Iceberg.

La corruption généralisée qui paralyse complètement le pays ; le clientélisme qui abandonne sur le bord de la route tous ceux qui n'ont pas de réseau ou quelqu'un de haut placé sur qui compter ; les scandales politiques à répétition qui à chaque fois laissent le pays pantois avec une sacrée gueule de bois ; la justice à deux vitesses qui ne s'attaque en général qu'aux plus faibles ; la pauvreté extrême qui poussent des gens dignes autrefois à tendre la main pour leur survie ; la jeunesse traumatisée qui ne trouve ni stage ni travail ; les écoles publiques délabrées et surpeuplées qui désormais n'accueillent que les plus démunis qui n'ont pas d'autres alternatives ; les hôpitaux mal équipés refusant du monde ou laissant mourir à leur porte des gens qui n'ont pas les moyens de payer ; les dialysés qui doivent parcourir des centaines de kilomètres toutes les semaines pour finir par terre dans les couloirs des rares centres de dialyse qui existent ; les quartiers sans assainissement qui redoutent la saison des pluies ; les sénégalais eux-mêmes qui ne croient plus du tout en ce pays.

Mon espoir : une Afrique qui a été le passé du monde occidental et sera l'avenir des Africains.

Khady Ndiaye Kama

J'ai surtout vu le désespoir d'une nation entière face à sa propre impuissance, face aux dérives. Tous ceux qui le peuvent, remplissent des demandes d'immigration pour partir légalement, cherchent à acquérir une deuxième nationalité gage de voyages sans entraves ni visas. Les autres cherchent à traverser l'Atlantique sur des pirogues autrefois utilisées pour la pêche artisanale, allant vers une mort certaine. Mon optimisme du début s'en est trouvé plus qu'altéré. Comment redonner espoir à ces gens ? J'ai commencé alors à sentir la colère du peuple, une colère non exprimée, une colère à fleur de peau face à un lendemain des plus incertains. Je vois tant d'opportunités dans ce pays, tellement de choses à faire, à tous les niveaux. Mais comment y arriver quand tous les ascenseurs sociaux sont confisqués par une minorité !!

La citoyenneté comme arme

Puis est arrivée la Covid-19. Une pandémie qui a paralysé le monde, mis au pas les économies les plus puissantes du globe. Et mon Eldorado a repris vie !! Quand les grandes puissances nous prédisaient des morts par milliers à ne plus savoir quoi en faire, mon petit pays de 16 millions d'âmes a tenu contre vents et marées. J'ai vu la jeunesse de mon pays s’organiser ; reprendre son destin en main ; mettre en place des actions citoyennes de prévention ; coudre et distribuer des masques ; être proactive. Enfin le déclic me suis-je dit, on y est. Malgré le contexte économique difficile, le pays a fait face et a même été donné en exemple par la presse internationale et l’OMS.

Et pourtant que de failles encore illustrées par cette pandémie !! Encore une accumulation de défaillances étatiques comblées par les citoyens qui ne réfléchissent pas car ils savent que c'est pour la bonne cause, pour eux-mêmes, pour le futur des générations à venir. On ne se pose pas de questions, on fonce tout simplement. Ces citoyens, qui, au quotidien, se donnent sans compter et ont surtout l'espoir de pouvoir changer les choses grâce à leur carte d’électeur !! On peut admettre avoir choisi celui qu'il ne fallait pas, mais il reste encore l'espoir de pouvoir y remédier en choisissant quelqu'un d’autre ; cet espoir fait tenir et fait tout accepter. Le Sénégal est depuis plusieurs décennies, ce phare, admiré par tous ses voisins pour ses transitions politiques pacifiques et sa stabilité.

Stupeurs et tremblements

Stupeurs en cette journée du 4 mars 2021, le barrage a cédé. La colère qui grondait s'est exprimée. D'aucuns parlent déjà de printemps sénégalais ! Si on veut enlever à la jeunesse son opium, la seule chose qui la fait tenir, alors elle laissera la colère remonter à la surface et prendre le dessus. 5 jours de manifestations et déjà 5 morts selon les autorités, plus de 15 selon la société civile et des centaines de blessés qui ne doivent compter que sur des cagnottes organisées sur les réseaux sociaux pour se faire soigner. Les parents des défunts sont anéantis et ne comprennent pas comment on a pu en arriver là.

Au moment même où j'écris ces mots, un jeune vient d'être abattu aux Parcelles Assainies, un quartier populaire de Dakar, avec une balle en pleine tête. Il marchait pacifiquement et tenait le drapeau à deux mains. Des jets de pierre contre des tirs de balles réelles, une jeunesse qui va au front armée de son seul courage et de son espoir de pouvoir forger son propre destin, cette jeunesse traitée de terroriste ou soupçonnée de manipulation par des forces occultes. J'aurai tendance à dire à mon tour à cette classe dirigeante qui veut nier le mal-être de sa population : ouvrez vos yeux et entendez la colère du peuple et comprenez que le vase est trop plein.

Mais aussi jeunesse de mon pays, ne saccagez pas car tous ces magasins, stations essence, mairies, agences pillés ou partis en fumée vont aussi créer une nouvelle race de chômeurs les entrainant dans la misère de même que leurs familles, toutes les infrastructures saccagées seront à reconstruire !! Le serpent qui se mord la queue !!

Et toi, quel est ton super pouvoir?

Changer les choses grâce à sa carte d'électeur et grâce à la mobilisation pacifique, voilà le super pouvoir de la jeunesse sénégalaise qui représentent plus de 50% de la population, voilà son opium. Interposez-vous et vous leur découvrirez une facette insoupçonnée. Demandez à Abdou Diouf et à Abdoulaye Wade comment ils sont passés au statut d'anciens Présidents de la République !!

Moi de mon côté, je crois fermement que mon eldorado est encore là quelque part, dans les mains de ce porteur de drapeau devenu un symbole. Mon super pouvoir c'est mon optimisme, mon espoir d'un Sénégal nouveau, se dressant fièrement et majestueusement au bord de l'Atlantique, guidant les navires autocratiques en perdition, symbolisant une Afrique qui prend la place qui lui revient de droit dans ce monde globalisé, terre de toutes les convoitises, une Afrique qui a été le passé du monde occidental et sera l'avenir des Africains.

#FreeSenegal

Khady Ndiaye Kama

(*) j'ai découvert ce texte grâce à Junior Diakhaté Niintche, alias @Niintche sur Twitter. Diakhaté Niintche est un jeune enseignant sénégalais qui s'est engagé dans un admirable travail de mobilisation de l'énergie citoyenne au Sénégal au service des écoles du pays. Grâce aux dons qu'il récolte et aux énergies qu'il mobilise le week-end, il remet en état des écoles du Sénégal avec ses équipes : c'est un cas exemplaire d'investissement citoyen au service du collectif, une fierté pour le pays. A suivre.

Publié dans on en parle en Afrique

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