Politique internationale : faibles face aux forts et forts face aux faibles
On l'appellera ici realpolitik, mais on pourrait écrire aussi bien raison d'Etat, pragmatisme ou parfois cynisme. Si elle n'est pas absente -loin de là- des politiques domestiques, il me semble que c'est dans les relations internationales que la realpolitik se manifeste le plus clairement et, il faut bien le dire, le plus cruellement. Elle y est devenue synonyme d'abandon des idéaux démocratiques au profit de la préservation d’intérêts économiques, stratégiques, commerciaux ou d'influence. C'est une contradiction, une forme de reniement auquel nul gouvernement n'échappe. La situation au Tchad vient illustrer une nouvelle fois cette realpolitik, ici appliquée à la France.
Le Président tchadien, Idriss Deby Itno, a dirigé son pays d'une main de fer depuis son coup d'Etat de 1990 contre Hissène Habré, lui-même un temps soutenu puis lâché par la France. Trente ans et cinq mandats présidentiels consécutifs plus tard, Idriss Deby a continué de bénéficier d'un soutien constant de la France jusqu'à saluer sa sixième élection le 11 avril dernier avec 78 % des suffrages, dans des conditions démocratiques pourtant contestables. Or, celui qui venait de s'auto-proclamer "Maréchal du Tchad" est mort le lendemain de sa réélection, dans le cadre d'une opération militaire intérieure à laquelle il participait.
Avant même que l'annonce du décès ait été diffusée, le fils Deby lui-même militaire de haut rang, était placé à la tête d'un Conseil Militaire de Transition, la dissolution du gouvernement et du parlement était proclamée et le retour à la vie démocratique ordinaire renvoyé à plus tard. Malgré cela, Emmanuel Macron s'est rendu à N'Djamena pour assister aux obsèques de Deby père, adoubant de fait cette succession peu orthodoxe ; tout juste la nécessité d'un retour au fonctionnement normal des institutions a-t-elle été mollement évoquée dans le communiqué de presse. Comment et pourquoi le Président français peut-il, comme l'ont fait tous ses prédécesseurs et comme le font la plupart de ses homologues, dirigeants africains inclus, soutenir ainsi un régime si peu conforme à la doctrine universelle en matière de démocratie et de droits de l'homme ?
La réponse est parfaitement résumée par le journaliste Frédéric Lejeal (lire ici) : "Le sommet du G5 Sahel organisé à N’Djaména les 15 et 16 février 2021 a permis d’enclencher une inflexion dans la lutte antiterroriste au Sahel. Il a du même coup permis à Idriss Deby Itno, hôte de la rencontre, de s’acheter une énième conduite en annonçant la mise à disposition de 1200 hommes pour renforcer cette force composée de cinq États africains appuyés par la France. Par cette décision qualifiée de « forte et courageuse » par Emmanuel Macron, le président tchadien a obtenu l’effet recherché : emporter le satisfecit de Paris et, plus globalement, de la communauté internationale tout en contraignant cette dernière à poser un voile pudique sur la situation intérieure tchadienne." On ne saurait mieux dire.
C'est tellement vrai qu'à l'occasion des obsèques du père, Emmanuel Macron a obtenu du fils qu'il maintienne la présence des 1200 soldats tchadiens au sein du G5 Sahel, alors même qu'il venait d'en annoncer le retrait. Grâce à ça, la France a reconnu à N'Djamena un Conseil Militaire de Transition qu'elle avait condamné, par exemple, il y a peu à Bamako au Mali. Comme elle avait, quelques mois plus tôt, regretté le 3ème mandat inconstitutionnel du Président guinéen mais reconnu quelques mois plus tard, même en maugréant, le 3ème mandat tout aussi inconstitutionnel du Président ivoirien.
La règle de realpolitik à l'international : être fort face aux faibles et faible face aux forts
Les dirigeants qui s'adonnent à la realpolitik privilégient les intérêts que leurs électeurs leur ont confiés. Nul doute que s'ils ne le faisaient pas, ces derniers leur reprocheraient. Mais ce faisant, ces dirigeants réduisent à peu de choses les espoirs des citoyens du Tchad et d'ailleurs qui militent pour l'établissement de régimes démocratiques, la lutte contre la corruption et la mise en œuvre des politiques publiques indispensables en matière d'accès des populations à la santé, l'éducation, l'eau, l'électricité, etc... La realpolitik fait peu de cas de ces aspirations populaires et, en cela, elle contribue à enfermer les habitants de ces pays dans un sous-développement démocratique, économique et social durable dont se nourrissent les fauteurs de trouble de la région.
On m'objectera que la realpolitik est aussi vieille que la politique et les hommes qui la pratiquent ? Oui, bien sûr ; ses tenants au fil des siècles s'appellent Kissinger, Bismark, Richelieu ou Machiavel et même Thucydide : c'est dire que ça ne date ni d'hier, ni d'Emmanuel Macron. C'est dire aussi que de très beaux esprits confrontés à l'exercice du pouvoir l'ont adoptée. Mais comment accepter que cela puisse suffire à justifier qu’on sacrifie ainsi générations après générations l’aspiration de populations entières à la paix et au bonheur ?
Addendum : ce mardi 27, réalisant tardivement la portée symbolique de son soutien à la junte militaire et réagissant aux manifestations populaires durement réprimées à N'Djamena, Emmanuel Macron entame un large rétropédalage : "Je veux ici être très clair. J’ai apporté mon soutien à l’intégrité et à la stabilité du Tchad très clairement à N’Djamena. Je suis pour une transition, pacifique, démocratique, inclusive. Je ne suis pas pour un plan de succession. Et la France ne sera jamais aux côtés de celles et ceux qui forment ce projet. Le temps est venu de lancer un dialogue politique, national , ouvert à tous les Tchadiens. C’est ce qui est attendu aujourd’hui du Conseil Militaire de Transition, et c’est la condition même de notre soutien".
"Etre très clair" : c'est sans doute ce qui a manqué à la politique de la France au Tchad ces derniers temps...