L'altérité : l'autre mot pour dire réconciliation

Publié le par Bernard LUSSET

Au moment où les Cassandre multiplient les pronostics d’une dégradation inexorable et violente du mode de vie français, nous faisons le choix avec mon ami Mohamed Fellah de publier chacun sur nos blogs respectifs le texte de Tareq Oubrou, Imam de la Mosquée de Bordeaux intitulé : « La réconciliation entre les musulmans et la société française est une urgence ».

Ce texte s’il n’est pas récent, fait écho à la période historique et politique que traverse notre pays. Pour la première fois en France, l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite se révèle être un scénario possible…, probable diront les observateurs les plus avertis.

L’heure n’est donc plus à la demi-mesure mais au réel sursaut, à la prise de conscience partagée : le projet collectif qui fonde notre nation s’effrite et se dérobe sous nos pieds.

Que dit Tareq Oubrou ? Que lorsque la société est traversée par des tensions communautaires comme c’est le cas aujourd’hui, le seul chemin est celui de la réconciliation. Or, l’autre mot pour parler de réconciliation, c’est l’altérité ; laquelle suppose d’accepter un risque d’altération d’une partie de soi, largement compensée par l’apport des autres. Vivre avec l’autre, l’accepter dans ses différences, s’en nourrir et en sortir soi-même un peu différent, enrichi : voilà notre grand défi commun qui peut seul nous sortir des peurs, des haines et, finalement, de l’auto-destruction collective.

Ce message est bien sûr adressé par l’Imam de Bordeaux à ses coreligionnaires musulmans de France. Mais la portée de son appel va bien au-delà : inquiets des bouleversements rapides du monde, nous nous cherchons tous des repères auxquels raccrocher nos projets de vie qui que nous soyons, d’où que nous venions et quoi que nous croyions. Face au vertige né de ce monde qui change si vite, la tentation du repli est forte ; il n’est pas exclu qu’elle soit bientôt la plus forte, qu’elle nous submerge et nous engage sur des chemins qui nous ferait tourner le dos à notre humanité.

Tareq Oubrou appelle les musulmans de France à oser s’ouvrir à cette réconciliation. Mais comment ne pas comprendre que cet appel ne leur est pas seulement destiné ? Car il n’existe pas de réconciliation unilatérale : ce serait une abdication, un abandon de soi, un renoncement sur lesquels rien ne pourrait se bâtir. Au fond, Tareq Oubrou nous invite à choisir l’avenir plutôt que l’histoire, le projet collectif plutôt que le repli identitaire, la construction émancipatrice plutôt que la haine qui enferme, la vie plutôt que la mort.

Nous serions fous de ne pas l’entendre.

BL

https://tareqoubrou.com

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La réconciliation entre les musulmans et la société française est une urgence. Le fait religieux musulman est illisible pour une grande partie de nos concitoyens français. Les sondages le confirment. J’invite les musulmans à prendre la mesure du bouleversement civilisationnel qu’a provoqué et que continue de provoquer leur présence en Europe en général et en France en particulier.Le premier pas de cette réconciliation doit d’abord consister à se mettre dans la peau des concitoyens non musulmans, ceux qui depuis longtemps s’inquiètent du sort de leur société submergée par la mondialisation et qui voient en l’islam une menace supplémentaire, venue de l’intérieur.

Cette réconciliation n’est pas une réponse à un conflit physique entre deux parties. Il n’est pas question ici de désigner un coupable et une victime. Il ne se prépare en France ni guerre civile ni guerre de civilisations, malgré les discours des prophètes du malheur. Gardons le sens de la mesure. Pour l’instant le vrai choc, c’est celui des perceptions et des ignorances. C’est à ce niveau et seulement à ce niveau que se joue notre réconciliation.

Cette réconciliation est préventive. Fondamentale. Elle commence par un apaisement et une confiance nécessaire pour permettre un discernement et renforcer un dialogue qui nous évite des raccourcis, des jugements erronés et des peurs non fondées. Car il ne peut y avoir de vivre-ensemble possible et paisible sans un minimum de confiance. Une confiance lucide, qui se mérite. Je ne cesse de répéter depuis des années à mes coreligionnaires que tant que leur visibilité n’est pas lisible ni intelligible à la société, ils ne peuvent espérer gagner sa confiance.

Ce sont eux, au premier chef, les responsables de l’image de l’islam. En effet, ce qui intéresse essentiellement nos concitoyens et nos politiques, ce n’est pas tant ce qu’est l’islam ou ce que disent le Coran et le Prophète, mais plutôt comment, dans une transparence totale, les musulmans entendent interpréter leur religion et comment ils vont la mettre en pratique. Seul cet aspect de l’islam concerne légitimement la société française, car n’oublions pas qu’il l’engage. Et ce n’est qu’à cet égard que l’islam devient une affaire publique et nationale.

Cependant, pour les musulmans qui ont choisi de n’avoir aucune visibilité religieuse, la question ne se pose pas. Or ce qui est constaté actuellement, c’est une vraie anarchie religieuse musulmane qui inquiète la société, y compris une partie des musulmans eux-mêmes qui n’aspirent qu’à une vie tranquille et religieusement discrète. Le lecteur comprendra dès lors que la réconciliation à laquelle j’appelle est d’abord celle des musulmans avec eux-mêmes et avec leur religion. S’ils ne sont pas sereins avec eux-mêmes, comment pourraient- ils l’être avec les autres ? Il s’agit particulièrement d’une réconciliation du musulman avec l’aspiration spirituelle originelle de sa religion, celle de la Transcendance sans méprise de la réalité. Celle d’une tension vers l’Absolu qui procure la paix, qui est plus qu’une absence de conflit et de guerre et plus qu’un respect de l’ordre public, mais une étape vers la paix intérieure. Sans le culpabiliser inutilement, cet appel interpelle le musulman afin qu’il prenne son entière responsabilité. Et puisqu’il s’agit d’éviter une confrontation idiote, il faut d’abord chercher les causes profondes chez les musulmans eux-mêmes, ceux qui se trouvent dans une violence mentale à cause d’une lecture de la foi et de la pratique musulmanes qui les empêche d’intégrer intelligemment et paisiblement la société.

Car je le sais très bien. Il y a beaucoup de souffrances chez certains d’entre eux qui ont une idée fausse de leur religion, devenue source d’aliénation et de rupture. Par conséquent, la réconciliation que je propose ici passe par un discours sur une foi humble et sereine qui donne en même temps à réfléchir au croyant quant à ses options religieuses, avec la conscience profonde que celles-ci affectent aussi son entourage. On comprend alors que l’autre mot de la réconciliation est l’altérité. Cette dernière suppose le risque d’altération d’une partie de soi. C’est oser une perte cependant largement compensée par l’apport des autres.

Comme l’arbre de la vie qui se sépare d’une partie de son passé, de ses feuilles et de ses branches, pour croître et donner des fruits. Il y a aujourd’hui une tendance identitaire qui évoque obsessionnellement le retour aux racines. Or les racines, enfouies dans le sol par nature, ne voient pas la lumière. Elles y accèdent grâce à la photosynthèse qui génère de nouveaux bourgeons, que ces racines nourrissent et dont elles se nourrissent aussi. Cette parabole de la croissance par bourgeonnement et séparation avec une partie de son passé est valable pour la France. Une France qui doit se réconcilier avec les valeurs d’accueil des populations et des cultures nouvelles qui ont fait sa grandeur, et qui ne s’enferme pas dans une identité nostalgique et passéiste. Une République vigilante qui ne perd pas de vue ces mots de Jean- Jacques Rousseau, quand il parle de la volonté générale d’une nation : « […] Il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude.

On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal [1]. » La volonté générale d’un peuple peut donc errer, selon Rousseau, et sombrer dans l’obscurantisme, même si pour l’islam comme pour Rousseau d’ailleurs les individus sont originellement et individuellement bons, comme nous le verrons dans un chapitre futur. La République doit à ce titre rester attentive, car il y a toujours une tentation chez certains qui, pour atteindre ou conserver le pouvoir, nourrissent les peurs et attisent les instincts les plus bas des foules, feignant d’entendre la voix du peuple et d’exécuter sa volonté, alors que cette voix n’est que le résultat d’une manipulation.

L’Europe en a payé, le siècle dernier, le prix humain le plus cher. L’Allemagne nazie n’était pas nazie en soi, elle était gouvernée par une minorité nazie. La République française doit rassurer et répondre à certaines inquiétudes légitimes, certes, mais ne doit pas le faire aux dépens des valeurs qui régulent la démocratie. Elle ne doit céder ni à la tyrannie de la majorité ni à celle d’une minorité politique agissante et bien organisée.

À défaut de quoi, la France aura une minorité musulmane crispée et des musulmans qu’elle aura en grande partie « fabriqués ». Et je n’oublierai pas ici une autre réconciliation, celle que les musulmans doivent construire avec ce qui a fait une grande partie de l’histoire et de la culture françaises : le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme, aujourd’hui traversé par une crispation identitaire. Cette réconciliation passe par une présence musulmane discrète pour éviter de provoquer le christianisme identitaire, lequel trahirait ses propres valeurs de charité et d’amour ; une discrétion qui permet aussi d’éviter d’exciter un laïcisme forcené qui aboutirait à mettre en porte-à-faux la République par rapport à la philosophie même de son esprit laïque fondateur.

Une réconciliation qui n’omet pas le dire-vrai, en mettant les mots sur les choses, même si parfois cela déplaît. Le lecteur l’aura bien compris. La responsabilité des musulmans de France, pour moi, vient en premier lieu, car c’est aux nouveaux venus de s’adapter à la France et à la République, et pas le contraire. Je ne le dirai jamais assez dans ce livre. C’est ma conviction théologique.

Publié dans on en parle partout

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