A propos de "La plus secrète mémoire des hommes"
Je viens de terminer la lecture du Goncourt 2021. Au risque d'exaspérer Mohamed Mbougar Sarr son auteur, j'admets avoir acheté ce livre d'abord en raison de la nationalité de l'heureux élu : j'étais impatient de découvrir l’œuvre du premier lauréat subsaharien de ce prix littéraire prestigieux, et sincèrement ravi de voir un fils de ce Sénégal que j'aime tant accéder à cette reconnaissance. Oui, c'est bien l'origine de l'auteur, je l'avoue, qui m'a d'abord fait acheter ce livre.
Bien sûr, Mohamed Mbougar Sarr a raison de s'insurger contre cette assignation à résidence culturelle qu'on lui oppose et à laquelle je participe ici encore. Pourquoi parler de ses origines avant d'évoquer son livre ? Faut-il nécessairement, au seul motif qu'il est africain, l'ajouter aux noms certes prestigieux de ses devanciers au Goncourt comme Tahar Ben Jelloun ou Amin Maalouf ou encore à celui de René Maran, premier auteur noir venu de Martinique à avoir obtenu le Goncourt ? A-t-on posé la même question des origines lorsque le Goncourt a été attribué à des auteurs suisses, belges ou québecois ? Je n'en ai pas le souvenir.
Il n'est pas anodin que l'attribution de ce Goncourt 2021 ait suscité ces questions au moment où le débat public chez nous est submergé des opprobres accusateurs qui se multiplient contre ces étrangers suspectés de venir sournoisement miner ce que nous sommes : "La plus secrète mémoire des hommes" vient nous rappeler de manière éclatante que la langue française, davantage parlée et écrite hors de l'hexagone qu'à l'intérieur de nos frontières, doit une part grandissante de sa vitalité et de sa richesse à la diversité de ceux qui la servent, d'où qu'ils viennent.
L'heure n'est donc ni au repli identitaire ni à un conservatisme castrateur : il faut plutôt encourager cette source nourricière et saluer comme ils le méritent ceux qui viennent apporter leur pierre et leurs mots à ce bien précieux et partagé qu'est la langue française. Mohamed Mbougar Sarr est incontestablement de ceux-là.
Je vais te donner un conseil : n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant tout y est.
D'autant que, dès les premières lignes, l'assignation culturelle à résidence se volatilise derrière l’œuvre : ce livre est un grand livre -certains parlent même d'un chef d’œuvre- ciselé d'une écriture enivrante, déroutante et crue ; il nous entraine et nous perd dans un labyrinthe sans fin, vertigineux, drôle parfois ; c'est une formidable invitation à saisir pleinement chaque instant de vie et à le raconter.
Il faut se laisser emporter d'un continent à l'autre, d'un narrateur à l'autre, d'un portrait à l'autre, par la tentative de réhabilitation de T.C Elimane, alias Yambo Ouologuem, cet auteur malien récompensé par le prix Renaudot en 1968, d'abord encensé comme "le Rimbaud nègre" puis descendu en flammes et voué aux gémonies par la critique pour plagiat et qui retournera vivre en reclus à Sévaré (Mali) jusqu'à sa mort en 2017.
Il faut lire ce livre et s'interroger avec Mohamed Mbougar Sarr -le plus jeune auteur jamais consacré par l'Académie Goncourt- sur le sens profond de l'écriture, sur les sacrifices qu'elle impose, sur l'intense solitude et l'immense incompréhension dont elle enveloppe ceux qui s'y adonnent, sur la vanité de "l’illusion empoisonnée" qu'est la recherche d'une reconnaissance publique. Mais "La plus secrète mémoire des hommes" n'est pas seulement le récit haletant d'une aventure improbable dans l'univers de l'écrivain : il nous invite aussi à une plongée éclairante sur les ressorts fragiles et inattendus de nos propres vies.
Et oui : l'auteur est un jeune sénégalais de Diourbel...