Pourquoi il faut écouter Dominique de Villepin

Publié le par Bernard LUSSET

Dominique de Villepin fait partie de ces personnalités à la fois expérimentées et dégagées de toute ambition politique immédiate : deux excellentes raisons pour l’écouter avec attention d'autant qu'à chacune de ses prises de paroles, je suis frappé par l’épaisseur de son message et la largeur de son angle de vue sur le monde.

De l'entretien dont je diffuse la vidéo ci-contre, il y a beaucoup d’enseignements à retirer tellement il est riche. Je veux n’en retenir qu’un ici qui est, contrairement à ce qu'on pourrait en penser spontanément, un sujet qui nous concerne tous et de manière immédiate : la nécessité, sinon de refonder, du moins de réformer profondément la gouvernance mondiale.

Je suis depuis longtemps frappé de constater, comme le fait Villepin, à quel point le leadership libéral occidental est aujourd’hui fragilisé ou, pour le dire autrement, comment les valeurs de droits de l’homme, de liberté, de démocratie et de préservation de la paix ne sont plus aussi universellement reconnues qu'on ne le pense. Ma vie en Afrique m'en convainc désormais tous les jours un peu plus.

Comment expliquer la distance prise par la plupart des pays du Sud face à la guerre en Ukraine ? Soutiennent-ils l’invasion militaire d’un pays par son puissant voisin ? Non. Sont-ils liés par des accords officiels ou non avec Moscou ? Pas davantage la plupart du temps. Mais ces pays voient bien que les occidentaux se mobilisent lourdement -et à juste raison- aux côtés des Ukrainiens mais délaissent d’autres conflits, souvent bien plus meurtriers dans d’autres régions du monde et, pire encore, ignorent les difficultés innombrables dans lesquelles la guerre en Ukraine plonge les peuples d'Afrique.

Les Africains en concluent -comment leur reprocher ?- que les occidentaux ont leurs priorités, leurs guerres et qu’eux n'en font pas partie. Mécaniquement, ils en tirent les conséquences : que les pays du nord -et plus généralement, les grandes puissances : USA, Russie, Chine, Europe- règlent leurs problèmes entre eux. Ainsi, insidieusement mais inexorablement, c’est le consensus mondial autour de l’universalité de certaines valeurs qui s’effiloche sous nos yeux sans que nous réagissions.

D'autant que ces pays qu'on dit "émergents" se sentent extrêmement marginalisés dans les instances de gouvernance mondiale. Je n'en prendrai qu'un exemple :  la charte fondatrice de l'ONU a été signée en juin 1945. Il y a donc 75 ans, les 5 plus grandes puissances du moment (États Unis, Russie, Chine, France, Grande Bretagne) se sont arrogé le droit de siéger de manière permanente au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU. On sait le pouvoir dont bénéficient ces membres permanents : avec leur droit de véto, chacun de ces 5 pays peut à tout moment bloquer la machine onusienne et ils ne s'en privent pas. A côté d'eux, les 10 autres membres non permanents, élus pour deux ans (actuellement : Albanie, Brésil, Émirats arabes unis, Gabon, Ghana, Inde, Irlande, Kenya, Mexique, Norvège) ne font que de la figuration.

Or, l’état du monde a considérablement changé depuis 1945 : les 51 états signataires de la Charte en sortie de la guerre sont désormais 193, la décolonisation est passée par là et d'importantes puissances économiques ou démographiques ont émergé : les états défaits de la seconde guerre bien sûr comme le Japon ou l'Allemagne, mais aussi le Brésil ou l'Inde par exemple, sans parler du continent africain dans son entier ; aucun de ces pays ne bénéficie d'un siège de membre permanent. 

Comment imaginer qu'à la place de ces états et de leurs peuples, nous continuerions, 75 ans après, à valider un système qui n'est, en réalité, que le club des grandes puissances de l'hémisphère nord ?

Exclus d'une gouvernance mondiale qui prétend pourtant régenter le monde, ces pays émergents se désolidarisent et se tournent vers autre chose : les instances régionales se multiplient, chaque grande puissance construit son propre cercle d'influence et, pire que tout, les nationalismes s'exacerbent partout, y compris en Europe. Or, comme le disait de Gaulle, "Le patriotisme, c'est aimer son pays. Le nationalisme, c'est détester celui des autres" ; pour le dire autrement, la montée des nationalismes fragilise la gouvernance mondiale et, à terme, débouche toujours sur la guerre.

Or, aucun des grands défis qui nous attendent ne pourra être surmonté par le chacun-pour-soi. Les scientifiques nous promettent ainsi que l'Afrique sera le continent le plus durement touché par le dérèglement climatique : l'augmentation de la température en Afrique de l'Ouest sera 1,5 fois plus forte que partout ailleurs ; son secteur primaire (l’agriculture, l’élevage, la pêche et l’exploitation des forêts) en subira de lourdes conséquences qui jetteront sur les routes des populations toujours plus nombreuses à la recherche de nouveaux moyens de subsistance.

D'où vient ce dérèglement climatique ? De la sur-exploitation depuis des décennies des énergies fossiles par les pays du nord alors que dans le même temps, l'Afrique qui représente aujourd'hui 18% de la population mondiale, n'émet que 3,8% des gaz à effet de serre. Et pourtant, tout ce qu'on trouve à dire aux Africains, c'est qu'ils devraient construire un développement sans énergies fossiles ! Et cela au moment même où l'Allemagne relance ses centrales à charbon, où les Etats Unis vendent partout leur gaz de schiste et où les compagnies pétrolières engrangent des bénéfices records : bref, les pays occidentaux demandent à l'Afrique la plus pauvre de réaliser des efforts que ces pays les plus riches refusent de réaliser eux-mêmes.

Nul ne peut imaginer sérieusement que tout cela prospère durablement : sans réaction vigoureuse, les chemins à venir seront troublés. Ecoutons Dominique de Villepin.

Publié dans on en parle en Afrique

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L
bonjour Bernard, merci pour ta synthèse. Le problème des pays dit développés est leur vision court-termiste sans réelprojet à moyen et long terme. Peut etre qu'un jour nos politiques se remettront en question, il faut probablement attendre encore 1 ou 2 degré que la population les accule.
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