Le mirage sahélien
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Je viens de terminer la lecture du livre du journaliste Rémi Carayol, consacré à la présence militaire française au Sahel ces dernières années : "Le mirage sahélien : Serval, Barkhane, et après ?". Aussi désagréable que puisse en être la lecture pour un ressortissant français, j'encourage vivement ceux qui veulent se faire une idée précise à lire ce livre étayé, documenté et moins partial qu'il n'y parait à première vue.
Sa lecture est d'autant plus saine que les aventures de nos soldats en zone sub-saharienne se déroulent dans une indifférence française, dans un désert démocratique, dans une méconnaissance des citoyens qui, à eux seuls, devraient nous poser question : qui se souvient que le sujet ait été traité sérieusement durant la campagne présidentielle ou les législatives qui ont suivi ? De quelles informations disposent les Français sur cet engagement militaire qui leur coûte, outre près d'un milliard d'euros par an, la vie de 58 de leurs soldats morts au Sahel ? La lecture de ce livre utile me semble être une évidence.
Que retenir de ce qui est rapporté dans ce livre après l'avoir refermé ? Un mot me semble dépasser tous les autres : l'arrogance française.
- Arrogance dès le lancement de l'opération Serval en 2013, alors que la France répondait à une demande du gouvernement malien, dans les propos des stratèges et des dirigeants français pour construire un storytelling aussi inutile qu'inexact à propos de "colonnes de djihadistes fonçant sur Bamako".
- Arrogance, après le succès militaire de Serval -car c'en fut un les premiers mois-, de croire que quelques soldats français pourraient à eux seuls restaurer un Etat flageolant sur un territoire grand comme deux fois la France, transformant une opération de police militaire limitée dans le temps en implantation durable aux relents néocoloniaux.
- Arrogance à refuser d'ouvrir les yeux sur la transformation des "terroristes" qui inexorablement ont su recruter dans les populations locales, désespérées par l'incurie de l'Etat central malien à assurer leur sécurité.
- Arrogance du dogme "on ne négocie pas avec les terroristes" mille fois répété à Paris contre l'avis des dirigeants africains et en dépit de toutes les alertes venues des ONG, des chercheurs, des observateurs de terrain et même de hauts-gradés militaires français.
- Arrogance au fond à refuser d'accepter les Africains tels qu'ils sont et à vouloir modifier leur nature profonde, leurs coutumes, leurs cultures.
- Arrogance enfin et surtout à asséner des leçons de morale démocratique ici, tout en acceptant, là, de fermer les yeux sur les états faillis et des dirigeants corrompus.
Qu'on me comprenne bien : je ne reproche nullement à la France de pratiquer, en Afrique comme ailleurs, la "real politik". Il est dans la nature de leur fonction que les dirigeants français veillent à la défense des intérêts du pays dont ils ont la charge et de leurs ressortissants ; cela suppose, on le sait bien, d'accepter des accommodements raisonnables avec des dirigeants, des régimes et des mœurs qu'on condamnerait sinon.
Mais que diable aller porter urbi et orbi notre discours moralisateur dans de telles conditions ? Comment imaginer être entendu et compris en Afrique quand on condamne -à juste raison- la confiscation du pouvoir par les militaires au Mali ou au Burkina mais qu'on détourne le regard sur les mêmes faits au Tchad ou en Guinée, parce que la France y trouve un intérêt ?
De là où je suis désormais, je comprends mieux les raisons pour lesquelles d'autres Etats trouvent auprès des Africains une oreille bienveillante. Eux aussi font de la "real politik", ils font du business, de la présence stratégique ; mais (quoi qu'ils en pensent sans doute) ils ne cherchent pas à dicter aux dirigeants et aux populations leur avenir politique. En cela, oui, bien d'autres pays sont plus malins que nous ne le sommes.
J'écris ces lignes alors même que je suis convaincu que l'actuel président français est sans doute un de ceux qui a la volonté la plus sincère de modifier les relations entre la France et ses anciennes colonies, bien plus que tous ses prédécesseurs réunis ; il a d'ailleurs posé quelques actes majeurs en la matière.
Mais là encore, quelle arrogance ! Arrogance de "convoquer" les dirigeants africains à Pau. Arrogance de se mêler de qui sera ou non candidat à l'élection présidentielle à Abidjan ou ailleurs. Arrogance de décider quelles alliances seraient bonnes ou pas pour les Africains. Arrogance de maintenir, quoi qu'on en dise, une monnaie coloniale 60 ans après les indépendances. Et, au-delà du Président français lui-même, l'arrogance à l'égard de l'Afrique est partout dans les sphères dirigeantes françaises, qu'elles soient diplomatiques, militaires, culturelles, économiques ou médiatiques.
Pendant longtemps, les Africains nous ont supporté comme ça, dans un donnant-donnant certes déséquilibré mais où quelques-uns -souvent les dirigeants- y trouvaient leur compte. Et puis le "pré carré" français en Afrique est tombé ; de nouvelles puissances se sont intéressées au continent, prenant la juste mesure qu'il constitue un nouvel eldorado démographique, écologique, économique et stratégique du XXIème. Nous, nous avons conservé notre vieux schéma de pensée, arrogant.
L'histoire récente de la présence militaire française au Sahel est une malheureuse illustration de plus de notre arrogance en Afrique. Rémi Carayol, après bien d'autres, la décrit cliniquement : sa lecture serait utile à chacun.