RN : le combat change de nature
S'il y a une manœuvre réussie ces dernières années en politique française, c'est bien du côté du Rassemblement National qu'on la trouvera : après avoir pris le pouvoir au sein du FN, changé le nom de la formation, accéléré chez son père les outrages du temps qui passe en le mettant sur la touche, s'être qualifiée pour le second tour de la présidentielle, avoir fait élire dans la foulée 88 députés, désigné un jeune talent prometteur de 28 ans pour lui succéder à la présidence du RN, Marine Le Pen qui a choisi de siéger à l'Assemblée nationale a opéré une mue idéologique réussie.
Le RN s'opposait à l'IVG : il en est devenu le défenseur. Le RN voulait sortir de l'Europe puis de l'euro : il n'en est plus question. Poutine y était salué pour la grandeur de sa vision : le voilà devenu infréquentable. Le FN se nourrissait d'un antisémitisme rance : voilà le RN ostracisé et relégué en fin de défilé pour défendre la communauté juive. Les retournements de veste idéologiques du RN sont légion, ce qui ne semble pas décourager ses électeurs.
La question n'est pas tant de savoir si cette mue n'est qu'une manœuvre ou si elle correspond à un changement en profondeur de cette formation. Les Français le montrent, sondage après sondage et élection après élection : le RN s'est dédiabolisé aux yeux des citoyens. Il faut dire que Marine Le Pen a trouvé sur sa route un allié inattendu : quand Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée multipliaient les outrances, Marine Le Pen, elle, formait ses troupes parlementaires et les guidait sur le chemin de la respectabilité politique.
Cette situation m'amène à faire plusieurs observations :
Elever le niveau. Il y a parmi les cadres du RN des nouvelles têtes plutôt avenantes, des gens qui travaillent leurs dossiers et maîtrisent leur expression publique. De l'avis général, un Sébastien Chenu, l'un des deux vice-présidents RN de l'Assemblée nationale, exerce un magistère respecté du haut du Perchoir. Jordan Bardella promène avec assez de bonheur son minois de jeune premier. Laure Lavalette, députée du Var, est devenue une habituée plutôt réussie des plateaux télé, etc... Ce qui est vrai au niveau national l'est aussi au plan local : une Hélène Laporte, députée de Lot-et-Garonne elle aussi vice-présidente de l'Assemblée, réalise un travail de terrain dont on aurait tort de sous-estimer l'impact. Bref, le RN a élevé son niveau de jeu et ses concurrents feraient bien d'en faire autant.
La fin du "pacte républicain". A chaque élection présidentielle où le RN était présent, on nous a fait le coup du "pacte républicain". J'ai moi-même ici souvent soutenu cette injonction, appelant les citoyens à un sursaut de participation républicaine pour "faire barrage à l'extrême droite". Avec la mue évoquée ici, cet argument tombe : le RN a gagné, quoi qu'on en pense, ses galons de républicanisme. Si la question se pose aujourd'hui pour Jean-Luc Mélenchon, elle n'existe plus pour Marine Le Pen : chapeau l'artiste ! Il faut dire que le RN est aidé par un mouvement quasi-planétaire de radicalisation des esprits après lequel une partie de la droite française "classique" court désespérément, espérant (en vain de mon point de vue) y trouver sinon son salut du moins une occasion de rebond électoral depuis les abysses où elle se trouve.
La fin du pacte républicain (2). La remarque précédente en entraine une autre : comment se comporter face aux parlementaires RN qui sillonnent leur circonscription ? Faut-il endosser leur notabilité récente et les considérer comme des élus républicains comme les autres ? La réponse me semble évidente : c'est oui. Si on répondait non, il faudrait en tirer les conséquences et dissoudre ce parti... Mais comment ne pas s'y perdre à peine plus d'un an après que les appels au pacte républicain et au vote Macron face à Le Pen se soient multipliés ? Nombre d'électeurs y perdent leurs repères et c'est la politique toute entière qui en prend encore un coup : elle n'avait pourtant pas besoin de ça.
Retrouver le terrain du débat politique. Exit la diabolisation ? Place au débat politique pour contrer le RN. Et les arguments ne manquent pas. Chacun a bien compris (je l'espère !) que le récent philosémitisme du RN doit autant à son islamophobie naturelle qu'à son désir sincère de voir le peuple juif trouver sa sécurité. Quant à la vision politique du RN, elle vise plus que jamais, sous couvert de patriotisme, à dresser les citoyens les uns contre les autres, à surfer de bouc émissaire en bouc émissaire, quitte à glorifier demain ceux qu'il vouait aux gémonies hier. Plus profondément : le RN incarne aujourd'hui une frange nationale et conservatrice qui veut être un rempart efficace contre les mouvements erratiques du monde qui inquiètent quant à notre avenir.
La chimère du "y a qu'à, faut qu'on". En 1984, Laurent Fabius sortait une formule passée depuis à la postérité : "JM Le Pen pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses". Hélas, 40 ans plus tard, les partis politiques classiques n'ont toujours pas intégré les conséquences de cet aphorisme : que n'ont-ils depuis, eux, apporté les bonnes réponses ? C'est bien de l'impuissance publique, de l'incapacité à répondre aux aspirations des Français que s'est nourrie cette droite conservatrice et réactionnaire (au sens premier et plein du terme) qui émerge aujourd'hui. Dans ce paysage, qu'importe aux yeux des citoyens que Marine Le Pen plaque ses réponses toutes faites sans souci ni de leur cohérence ni de leur faisabilité : elle donne le sentiment d'entendre ce que les Français lui disent.
S'adapter à la sur-médiatisation. On a aujourd'hui l'impression que les politiques parlent, parlent, parlent encore, de matinales en JT du soir, de tweets en post facebook mais jamais ne répondent aux aspirations de leurs concitoyens. Combien de chicaïas exaspérantes ? Combien de débats stériles pour un simple mot quand bien des réalités mériteraient d'être placées au centre des débats ? Il serait sans doute injuste de réduire l'action publique à cela. Mais ce qu'on apprend dès le premier 1/4 d'heure des formations en communication publique, c'est que ce qui compte, ce n'est pas tant ce qu'on dit ni ce qu'on veut dire que ce qui est effectivement perçu par le destinataire final. Or, la délicieuse tentation de la petite phrase assassine ou de la punchline ravageuse semble avoir pris le pas dans les préoccupations de nombre de responsables politiques, nourrissant chaque jour davantage l'ogre des réseaux sociaux. Ceux qui y résistent (exemples parmi d'autres : Edouard Philippe, Bernard Cazeneuve, Yannick Jadot, Jean-Louis Bourlanges) tentent avec difficulté de partager la complexité du monde avec des compatriotes apparemment de plus en plus rétifs à ce discours.
Michel Serres et la complexité du monde. La troisième édition des rencontres Michel Serres d'Agen le week-end dernier vient heureusement allumer une petite lumière porteuse d'espoir dans ce paysage politique un peu débilitant : le fils de Garonne nous a enseigné qu'il ne fallait pas reculer devant la complexité des temps mais au contraire intégrer des perspectives pluridisciplinaires venues des sciences, de la philosophie, de l'histoire, de la littérature ou encore du sport pour comprendre les changements de notre monde. Le réel succès populaire de ces 3èmes Rencontres montre qu'il existe un bel appétit de savoirs et de compréhension chez nombre de nos compatriotes. Il y a là un sillon prometteur que les amis de Michel Serres, d'Agen et d'ailleurs, doivent absolument continuer à creuser. Ils sont peut-être même notre meilleur espoir pour demain.