Rocard - Borne : analogies
A 33 ans de distance, la lettre de démission présentée le 8 janvier dernier par Elisabeth Borne à Emmanuel Macron ressemble à plus d'un titre à celle qu'adressa Michel Rocard à François Mitterrand en mai 1991. Plus qu'une coïncidence, cette ressemblance fait émerger bien des analogies.
Première analogie : la lettre de démission a été rendue publique. J'ai eu beau chercher : je n'ai nulle part trouvé trace du texte par lequel, par exemple, Jean Castex ou avant lui Edouard Philippe ont présenté leur démission. A chaque fois, c'est par un communiqué de presse de l'Elysée que l'annonce a été rendue publique. Cette discrétion témoigne sans doute des conditions assez harmonieuses dans lesquelles ces deux démissions ont eu lieu.
Il n'en a pas toujours été de même par le passé : on se souvient notamment de la déclaration télévisée fracassante de Jacques Chirac démissionnant en août 1976 de Matignon : "Je ne dispose pas des moyens que j'estime aujourd'hui nécessaires pour assurer efficacement mes fonctions de Premier ministre et dans ces conditions, j'ai décidé d'y mettre fin".
Rien de tel certes avec Rocard et Borne. Le départ s'effectue dans un climat plus apaisé. Ceci dit, leur lettre de démission ayant donc été rendue publique, on peut mesurer qui a pris l'initiative de cette démission : "Vous avez bien voulu me faire part de votre intention de former un nouveau gouvernement" écrit Michel Rocard en 1991. "Vous m'avez fait part de votre volonté de nommer un nouveau Premier ministre" formule Elisabeth Borne.
La similarité de la première phrase des deux lettres de démission résonne étonnamment même si, fait peu souligné par les commentateurs, quand Rocard évoque le souhait présidentiel de nommer "un nouveau gouvernement", Elisabeth Borne n'évoque elle que la nomination "d'un [nouveau] premier Ministre". Cette petite différence souligne-t-elle que le futur premier Ministre de Macron sera contraint de conserver l'essentiel de l'architecture du Gouvernement sortant ? La suite le dira...
En 1991, Michel Rocard entretient avec François Mitterrand des relations assez exécrables dès le premier jour, de sorte que le fondateur du PSU n'aura été qu'un choix contraint pour Mitterrand après sa réélection de 1988. Si Borne et Macron, eux, ne se détestaient pas de prime abord, il faut rappeler que le successeur de Jean Castex devait être... Catherine Vautrin. Celle-ci en fut informée par le Président de la République lui-même, elle fut reçue en ce sens par Jean Castex sur le départ. Brigitte Macron elle-même l'accueillit à l'Elysée. Finalement, c'est Elisabeth Borne qui fut choisie in extremis et à la surprise générale. Pas vraiment un premier choix...
A en croire les commentateurs, cette relation Macron-Borne se serait lentement détériorée. Si Macron reconnaissait le courage et la résilience de sa première Ministre, sa froideur apparente et la rigidité de son style de communication était trop aux antipodes du style macronien. Ceci dit, la différence de comportement était évidente dès le premier jour et on se demande encore comment, cédant en 2022 aux injonctions de ses partenaires de la majorité, Emmanuel Macron a pu accepter de procéder à une telle nomination...
Sur la relation institutionnelle entre le "PR" et le "PM", il faut ici rappeler ce que dit notre Constitution :
Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement (...)
Comme souvent dans notre texte fondamental, le style elliptique du texte en fait toute la subtilité. S'il est clair qu'il appartient au premier de nommer le second, rien n'y est dit nettement sur la fin de la mission (le premier Ministre "présente" sa démission...) sauf à rappeler qu'on considère comme acquis, par parallélisme des formes, que celui qui nomme peut donc aussi démettre. Mais dans ce cas, pourquoi évoquer la "démission" du PM ? Subtilité juridico-politique...
On imagine bien qu'en-dehors de la cohabitation, le maintien à Matignon du PM sans l'accord du PR constituerait une sorte de blocage institutionnel qui ne saurait durer : le combat serait par trop inégal. Mais hors cohabitation, quid du PM qui souhaite poursuivre sa mission comme c'était le cas de Rocard et de Borne ? Tout y est affaire de rapport de force politique, de non-dits, de rumeurs. Il n'existe pas de cas connus de telles situations où le PM serait sorti vainqueur.
A part peut-être Elisabeth Borne elle-même, souvent donnée sortante mais qui aura fait preuve d'une résistance qui a été soulignée, dans des circonstances politiques très délicates : absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale et son corolaire, l'usage fréquent du 49-3, même si Rocard avec 28 recours au 49-3 en détient cependant le record (23 pour Borne).
L'analogie entre les deux lettres de démission ne s'arrête pas là. Quand en fin de courrier, Michel Rocard souligne : "A l'heure où il me faut vous présenter la démission de ce gouvernement...", Elisabeth Borne reprend 33 ans plus tard la formule quasiment mot pour mot : "Alors qu'il me faut présenter la démission de mon Gouvernement...". Les deux PM sur le départ renouvellent donc là clairement que leur démission n'est nullement l'expression de leur volonté mais le seul respect -quoi qu'ils en pensent- de la volonté exprimée par le Président de la République.
Sous la Vème République, la légitimité suprême revient au chef de l'Etat, du fait de sa désignation au suffrage universel. Et même si l'article 20 de la Constitution dispose que "le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation" et l'article 21 que "le Premier ministre dirige l'action du gouvernement", c'est bien l'occupant de l'Elysée qui détient la clé du pouvoir exécutif...