Sénégal : pour y voir plus clair

Publié le par Bernard LUSSET

"Qu'est-ce qui se passe dans ton pays ?" Beaucoup d'amis m'ont posé cette question ces derniers temps, alors que le Sénégal faisait la une de l’actualité internationale. Je prends donc l’initiative de ce thread, non sans préciser qu'en tant qu’immigré, je m’interdis, quoi que j'en pense parfois, de porter le moindre jugement de valeur public de nature politique : pour moi, seuls les Sénégalais ont voix au chapitre sur ce qui se passe chez eux. Sous cette réserve, voilà un résumé des derniers évènements politiques au Sénégal.

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Macky pas candidat. Tout a commencé par l’annonce le 3 juillet 2023 par Macky Sall, chef de l’Etat, de sa décision de ne pas se présenter pour un nouveau mandat aux élections présidentielles de février 2024. Non sans raison, le Président a indiqué à cette occasion que, juridiquement, il aurait pu solliciter un 3ème mandat. En effet, si la Constitution interdit d’effectuer plus de 2 mandats, cette disposition a été réintégrée par référendum dans le texte fondamental alors que Macky effectuait déjà son premier mandat. Comme toujours en pareil cas, le mandat en cours ne devait donc pas être comptabilisé ; aussi surprenant que cela puisse paraître, Macky avait donc constitutionnellement le droit de solliciter un "second" mandat (qui aurait été en réalité un troisième). 

Envoyé spécial du 4P. Mais le 3ème mandat est devenu un sujet brûlant en Afrique où 75% de la population a moins de 25 ans. Les opinions publiques y sont devenues rétives à une telle longévité des dirigeants, en tout cas dans les démocraties. Le renoncement de Macky Sall était donc un geste d'apaisement apprécié. D’aucuns prétendent que les pressions internationales n’ont pas manqué de l’y inciter. Il se murmure même que sa nomination par Emmanuel Macron en tant qu’ « Envoyé Spécial du Pacte de Paris pour les Peuples et la Planète » (...) aurait achevé de le convaincre, ce que conteste Macky Sall. Dont acte.

Sonko écarté du scrutin. Toujours est-il que l’élection présidentielle du 25 février promettait donc l’avènement d’un nouveau Président du Sénégal, la majorité présidentielle y étant représentée par Amadou Ba, premier Ministre en exercice de Macky Sall qui l'a désigné au nom du parti présidentiel. Les opérations pré-électorales se sont déroulées à peu près normalement, si on excepte que le principal opposant, Ousmane Sonko, très populaire dans la jeunesse, purge une peine de prison après diverses condamnations définitives qui lui interdisent d’être candidat. Qu’importe : son second, Bassirou Diomaye Faye, secrétaire général de son parti le PASTEF (dissout entretemps…), a vu sa candidature à la présidentielle validée par le Conseil constitutionnel aux côtés de 19 autres candidats (sur les 267 qui avaient retiré un dossier de candidature !).

Le plan "B" Bassirou Faye. Détail piquant : Bassirou Diomaye est lui même... en prison depuis le 14 avril 2023 pour « diffusion de fausse nouvelle, outrage à magistrat et diffamation envers un corps constitué » à la suite de la publication d’un post sur les réseaux sociaux où il critiquait le comportement de certains magistrats. Toujours en détention préventive, il n’a pas encore été jugé et aucune de ses demandes de libération anticipée n'a, à cette heure, été acceptée. Mais, faute d'avoir été jugé, sa candidature a été validée par le Conseil Constitutionnel.

L'élection reportée ! On en était là lorsque le 3 février, à moins de 12 heures de l’ouverture de la campagne officielle, le Président Macky Sall est intervenu à la télévision pour annoncer, à la stupéfaction générale, qu’il suspendait sine die la convocation du corps électoral pour le 25 février en raison d’une "crise institutionnelle" qui était, selon lui, sur le point de survenir.

Révision constitutionnelle. Trois jours plus tard, l’Assemblée annonçait en effet la création d’une commission d’enquête parlementaire sur une corruption supposée de deux juges du Conseil Constitutionnel ourdie par… Amadou Ba, le propre premier Ministre de Macky Sall et candidat de la majorité présidentielle ! Dans la foulée, les députés (du moins ceux qui n’avaient pas été expulsés manu militari de l’hémicycle par les gendarmes mobiles sous les caméras du monde entier) votaient à la hussarde une loi de révision constitutionnelle repoussant au 15 décembre l’élection présidentielle du 25 février 2024 et rallongeant d’autant le mandat de Macky Sall.

Alliance Macky / Karim. Nouveau détail étonnant : l’adoption de ce texte aux 3/5 des députés n’a pu se faire qu’au moyen d’une alliance inattendue entre les députés « makyistes » et ceux de l'opposition qui soutiennent la candidature de Karim Wade. Lequel Karim est lui-même en exil au Qatar depuis 2016, après avoir été gracié de sa condamnation définitive pour détournements de deniers publics, corruption et enrichissement illicite (sa fortune dépasserait le milliard d’euros dit-on). Karim Wade, fils de l'ancien Président Abdoulaye Wade dont il était aussi un des principaux ministres, souhaitait effectuer son retour en politique sénégalaise à l’occasion de l’élection présidentielle.

Karim hors course. Or, sa candidature a été écartée par les juges constitutionnels au motif qu’en décembre 2023 au moment où il a déposé sa candidature, il bénéficiait encore de la nationalité française. Le décret de « fin d’allégeance à la France » signifiant la fin de sa nationalité française n’a en effet été publié au Journal Officiel français que le 16 janvier 2024. Or, la constitution sénégalaise interdit qu'un candidat à l'élection présidentielle détienne une autre nationalité que celle du Sénégal.

Crise politique ? Y avait il pour autant réellement crise de régime et risque de troubles à l’ordre public du fait de cette mise en cause de juges constitutionnels par quelques députés ? Ainsi l’a jugé le Président sénégalais, suscitant l'incompréhension d'une large partie de l'opinion. L’histoire aurait pu s’arrêter provisoirement là. Mais des députés de l’opposition ne l’entendirent pas de cette oreille et saisirent le Conseil constitutionnel pour faire annuler cette loi constitutionnelle qui voulait repousser l'élection en décembre. Pour les juristes, la suite ne manque pas d'un certain sel...

Petit rappel utile. Au Sénégal comme en France, la rédaction ou la modification de la constitution ne peut être réalisée que par deux pouvoirs « constituants » : le peuple lui-même par référendum ou l’Assemblée nationale au moyen d’un vote des 3/5èmes des députés. Le Conseil constitutionnel n’est donc pas habilité à émettre un avis sur la constitution elle-même ni sur un texte qui la révise : il ne fait que vérifier que les lois ordinaires votées sont bien conformes à la Constitution. Beaucoup s’attendaient donc à ce que le Conseil se déclare incompétent pour examiner la constitutionnalité de la révision constitutionnelle ainsi votée par l’Assemblée.

Sauf que. La Constitution fixe les grands principes de fonctionnement des institutions sénégalaises : ses dispositions sont forcément de portée générale et définitive. Or, les juges (peut-être humiliés par le procès en corruption qui leur était fait ?) ont considéré que la révision constitutionnelle adoptée par les députés n’était ni générale ni définitive puisqu’elle ne concernait que cette élection présidentielle de 2024. Les juges ont donc décidé que, même adoptée par les 3/5ème de l’Assemblée, ladite loi n’avait pas valeur constitutionnelle.

Fin de mandat confirmée au 2 avril 2024. Requalifiée de ce fait en simple loi ordinaire, le Conseil constitutionnel s’est reconnu compétent pour juger de sa constitutionnalité. Or, la constitution ne manquait pas de dispositions pour censurer cette loi : il y est notamment indiqué que nul ne peut ni rallonger ni réduire la durée du mandat présidentiel ni qu’aucune modification à la loi électorale ne peut intervenir dans les 6 mois précédent l’élection. Bref, les juges constitutionnels ont eu beau jeu de retoquer le report de l’élection et de rappeler à l’actuel président que son mandat s’interromprait bien le 2 avril 2024.

Retour de l'Etat de droit. Alors que d’aucuns commençaient à redouter que l’armée sénégalaise ne s’implique dans le rétablissement du fonctionnement des institutions (Macky Sall lui-même a évoqué à mots couverts une telle éventualité dans une interview à l'Associated Press), c’est bien par le retour en force de l’Etat de Droit que le Sénégal a semblé sortir de l’ornière politique dans laquelle les évènements précédents l’avaient plongé, justifiant sa réputation démocratique en Afrique de l’Ouest : c'était une bonne nouvelle. C’est donc à l’intérieur des limites temporelles de son mandat que chacun pensait que Macky Sall, ainsi contraint par le Conseil constitutionnel, allait fixer la nouvelle date de la présidentielle, soit avant le 2 avril.

Un retour de Karim ? Autre conséquence de la décision inattendue du juge constitutionnel : en appelant à la reprise du processus normal de l'élection, le Conseil constitutionnel a confirmé par ricochet que Karim Wade, celui par qui toute cette affaire était sortie, était définitivement écarté de la course à la présidentielle. Seule une reprise complète du processus électoral, avec nouveau dépôt des candidatures aurait pu le sauver ; mais le Conseil Constitutionnel en a décidé autrement. 

Nouveau rebondissement. Dans l'interview télévisée qu'il a accordée le 22 février à des journalistes sénégalais, Macky Sall, voulant sans doute rassurer l'opinion, a en réalité encore jeté un trouble supplémentaire sur cette élection, comme le suggère ci-contre avec humour le dessinateur Glez pour RFI Afrique. Sall a certes réaffirmé à plusieurs reprises que son mandat s'achèverait le 2 avril (ce qui est une réalité constitutionnelle incontournable) mais il a refusé de fixer la nouvelle date de l'élection, comme l'exigeait pourtant le Conseil constitutionnel et il a préféré renvoyer ça à un large "dialogue national" sensé aboutir à un consensus.

Dilatoire ? Sauf qu'en y conviant à la fois les candidats retenus (désireux de voir le processus électoral engagé se poursuivre) mais aussi les candidats écartés de la course (évidemment désireux, eux, de relancer complètement la procédure depuis le dépôt des candidatures), Macky Sall savait pertinemment qu'il ne saurait y avoir de consensus dans un tel aéropage. Ce qui pour beaucoup revenait à renvoyer les élections à plus tard, Macky prenant soin de rappeler, à deux reprises dans son interview télévisée, le texte de l'article 32-6 de la constitution sénégalaise : "Le président de la République en exercice reste en fonction jusqu'à l'installation de son successeur". De là à penser que Macky Sall, quoi qu'il en dise la main sur le cœur, cherchait à rester en poste et usait de manœuvres dilatoires pour cela, il n'y a qu'un pas que beaucoup, au lendemain de cette intervention télévisée, ont alors franchi avec inquiétude. 

Dialogue national. Le grand dialogue a bien eu lieu mais en l'absence de 15 des 19 candidats officiellement retenus par le Conseil constitutionnel. Formellement, ce dialogue a cependant formulé le 3 mars deux propositions au Président : que l'élection présidentielle se déroule le 2 juin et que le Président demeure en fonction jusque là, au-delà donc du terme constitutionnel de son mandat du 2 avril. En réponse, la présidence a indiqué que le Président comptait "saisir le Conseil constitutionnel pour recueillir son avis sur les questions de la date de l'élection et de l'après 2 avril". En attendant, les jours qui s'égrènent rendent matériellement de plus en plus improbable la tenue du premier tour avant le 2 avril... On attend la réponse du Conseil constitutionnel.

Coup d'état constitutionnel ? Même les plus loyaux soutiens de Macky Sall avouent ne plus rien y comprendre : alors que le 3 février, tout le monde pensait que le Sénégal allait gentiment désigner son nouveau Président le 25 février, voilà ce pays un mois plus tard, toujours dans le flou le plus absolu du seul fait de la décision du Président. De là à parler d'un coup d'état constitutionnel dans une sous-région africaine instable politiquement, il n'y a qu'un pas que beaucoup ici ont franchi.

Amnistie. Comme si ça ne suffisait pas, le Président Macky Sall fait adopter cette semaine en Conseil des Ministres un projet de loi d'amnistie pour les faits de nature socio-politiques qui se sont déroulés ces deux dernières années, au nom de la nécessité du pardon et de la réconciliation. Mais beaucoup y voient une manière de passer aussi la serpillère sur les nombreuses violences commises ces deux dernières années par les forces de l'ordre -et sur la responsabilité de ceux qui les ont commandées-, violences clairement condamnées par de nombreuses ONG et organisations internationales. Les familles des blessés et des tués ne l'entendent évidemment pas de cette oreille...

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Pourquoi ce Président de la République, plutôt bien perçu à l'étranger, au bilan honorable et qui a eu à lutter lui-même dans son parcours contre un prédécesseur qui ne voulait pas lâcher le pouvoir, pourquoi ce Président est-il venu interrompre brutalement et inopinément le processus électoral le 3 février ? Pourquoi, depuis, donne-t-il le sentiment désagréable de vouloir gagner du temps ? C'est LA grande question que chacun ici se pose.

Est-ce pour prolonger de quelques mois son mandat ? Après 12 ans de présidence, j'ai du mal à le croire. Ca n'aurait d'ailleurs aucun sens.

Est-ce par crainte de voir l'ex-PASTEF, principal parti d'opposition, et ses leaders Ousmane Sonko et sa réplique Bassirou Diomaye Faye, arriver au pouvoir, ouvrir en grand certains dossiers gênants, voire soumettre le Sénégal à des puissances religieuses locales ou étrangères comme certains le pronostiquent ? Mais si le PASTEF est à ce point favori, comme certains sondages le laisseraient supposer, les hésitations présidentielles actuelles paraissent peu efficaces pour réduire les chances de victoire du PASTEF...

Quel rôle jouent ou ont joué certains grands partenaire étrangers du Sénégal dans cette affaire ? Difficile à dire : si la France a fait montre d'une discrétion officielle bienvenue, d'autres, à l'instar des Etats-Unis, ont été plus incisifs publiquement. L'ONU elle-même s'est émue et a appelé au rétablissement du processus électoral normal. Et puis, au-delà de ce qui se sait, il y a ce qui s'est réellement dit dans le secret des conversations de haut niveau : on connaitra le détail de tout ça sans doute... un jour. 

En attendant, nul ne sait encore aujourd'hui quand les Sénégalais pourront désigner leur nouveau Président. La loi d'amnistie va-t-elle être votée ? Qui en bénéficiera ? Le Conseil constitutionnel validera-t-il la date du 2 juin ? Ces questions mériteront sans doute... une prochaine chronique ! 

Publié dans on en parle en Afrique

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L
merci Bernard pour cette explication de texte je commencais a etre perdu dans tous ces revirements politiques du Senegal je vous souhaite une bonne journee au soleil je suppose? Bises michel
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B
Je te confirme le soleil Michel !