Michel Serres et le pouvoir
"Mon père pensait que plus on acquiert de pouvoir, plus on s'élève vers le sommet, plus on s'approche du mal, de Satan. Je pense encore comme lui. De plus en plus. J'ai d'ailleurs toujours refusé toute once de pouvoir. »
Cette phrase a été prononcée par Michel Serres dans un entretien publié le 29 décembre dans la presse locale. Elle m'a fait bondir ! Et pourtant, Dieu sait l'estime, le respect et la considération que je porte à Michel Serres.
Alors, j'ai pris ma plume pour dire à Michel Serres que, malgré ma gratitude de le voir une fois de plus afficher avec fierté dans cet article ses racines agenaises et de porter ainsi au plus haut nos couleurs, sa vision du pouvoir et de ceux qui l'exercent me semblait contestable. Et j'ai posé à Michel Serres deux questions :
1. à refuser toute once de pouvoir, ne prend-on le risque de l'abandonner à des hommes moins bien inspirés ?
2. à accepter le pouvoir, si petit soit-il, comment se tenir éloigné de Satan ?
Je veux partager avec vous ces deux questions :
1. Faut-il renoncer au pouvoir au motif qu'il corrompt nécessairement ceux qui l'exercent ?
Depuis les Grecs anciens, depuis Montesquieu, mais aussi dans l'étude des tribus les plus reculées d'Afrique ou d'Amérique du Sud, on sait qu'il n'existe pas de société sans pouvoir. Certes, le génie humain a su inventer mille et une formes différentes de pouvoir. J'ai même reçu récemment dans ma boite mail un appel des "Clérocrates", dont l'ambition est de désigner nos responsables politiques... par tirage au sort !
Le pouvoir est clairement un des marqueurs de toute société organisée. Renoncer au pouvoir revient par conséquent à le laisser à d'autres. Cette démarche peut être, en soi, très respectable : l'exercice du pouvoir nécessite des caractéristiques particulières (à commencer par la conviction de pouvoir être sinon meilleur, du moins mieux placé que d'autres) dont nul n'est sommé d'être le porteur. Mais y renoncer d'emblée au seul motif qu'il corrompt revient, me semble-t-il, à pratiquer la politique de l'autruche : "cachez ce sein que je ne saurais voir..."
J'ajoute que poser cette affirmation à la veille d'élections présidentielle et législatives est un formidable contre-signal adressé aux électeurs qui devraient, du même coup, se détourner de ce rendez-vous démocratique ? Je n'ose imaginer que Michel Serres puisse réellement espérer cela.
2. Une fois au pouvoir, comment s'éloigner de Satan ? Ou, dit autrement, comment conserver sa fraicheur originelle, son altruisme, son envie d'agir au mieux pour autrui ?
Là est, évidemment, la vraie question posée par Michel Serres. Et, en cela, il a raison : le pouvoir change les hommes. Incontestablement. Mais cette affirmation mérite d'aller plus loin.
A l'exercice du pouvoir, les hommes se révèlent souvent car c'est un exercice où la dissimulation est quasiment impossible sur le long terme. Un élu est un citoyen qui fait un pas en avant, qui s'expose au regard des autres. Impossible de se cacher dans de telles circonstances : tôt ou tard, le "vernis" craque et les qualités -et les défauts- intrinsèques apparaissent en plein jour, particulièrement dans ces temps où l'information vient de partout et où le moindre portable anonyme peut, en quelques secondes, donner une dimension d'éternité et d'universalité à ce qui ne fut pourtant qu'un instant ou qu'un mot dans votre vie privée.
Avec ses bons et ses mauvais côtés, l'engagement public est donc une "mise à nu" comme peu de fonctions l'imposent.
Le pouvoir change-t-il les hommes ? Oui, et c'est une des raisons pour lesquelles je crois utile de limiter non pas seulement le nombre de mandats cumulables, mais aussi la durée de l'exercice d'un mandat : fatalement, après le temps de l'apprentissage, vient le moment où ayant vécu 1000 fois la même situation, ayant entendu 10 000 fois le même raisonnement, les oreilles se referment, faisant courir le risque de passer à côté de l'essentiel. Le vrai risque du pouvoir est bien celui de l'isolement, de la tour d'ivoire, de la distance et les conséquences qu'ils peuvent entrainer. Sans même parler des autres travers qui peuvent naître d'une trop longue exposition à l'exercice du pouvoir.
Mais, pour être honnête et porter un regard lucide, il faut aussi dire que l'exercice du pouvoir consiste à entendre les autres, à se préoccuper d'eux, à tenter de trouver avec eux et pour eux des solutions aux questions collectives et individuelles qui se posent. Il ne faut pas exclure a priori que cet exercice-là, s'il change les hommes, puisse les changer en bien : combien d'élus, locaux et nationaux, se sont bâtis une stature, une reconnaissance publique du fait même de leur engagement au service de leurs concitoyens ?
En tout cas, je pense qu'il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain :
François Mitterrand a-t-il été un Président irréprochable ? Le mot me semblerait fort... mais il reste, entre autres, celui qui a abolit la peine de mort et ouvert le chantier de la décentralisation.
Son successeur a l'Elysée, Jacques Chirac, n'en finit pas de voir son parcours public disséqué par les tribunaux, mais faut-il, pour autant, jeter aux orties la voix forte qu'il fit entendre face aux Américains lors de la guerre en Irak ?
Faut-il ne retenir d'Alain Juppé que son parcours expiatoire qui le mena assez injustement jusqu'au Canada ou bien la formidable transformation de Bordeaux mérite-t-elle d'être portée à son crédit ?
Homme politique ou académicien, élu local ou professeur : nul n'échappe au verdict de ses compatriotes ni de l'histoire. Que nous le voulions ou non, nos parcours, qui comportent tous leur lot d'influence sinon de pouvoir, sont des chemins d'hésitations, de rendez-vous manqués, d'erreurs de jugements et pourtant, ils portent aussi leur part de lumières, de défis relevés, d'heureuses réussites. L'exercice du pouvoir n'est rien d'autre qu'un simple parcours d'homme.
Et pour finir sur une image qui nous réunira, je dirai à Michel Serres que le rugby lui-même, malgré ses règles et malgré ses valeurs, comporte lui aussi ses instants d'égarement, d'oubli de soi qui peuvent transformer une belle aventure collective en un échec retentissant.
Et pourtant, nous continuons à l'aimer passionnément...